I- Dans l’empire austro-hongrois …
Le mot Révolution évoque spontanément la Révolution française et son immense bouleversement, ses libérations mais aussi ses destructions, le déchaînement d’une étrange folie collective. Certes c’est en France que le mouvement révolutionnaire s’est manifesté le plus violemment. Mais les événements qui se déroulèrent en France à partir de 1792 avec la Terreur ne sont que la manifestation poussée jusqu’à l’absurde d’une idéologie qui s’élaborait depuis longtemps et même était déjà passée à l’acte en certains pays d’Europe.
Une carmélite de Saint-Denis écrit alors : « Dans le courant de l’année 1783, l’Europe catholique vit avec étonnement la suppression d’un grand nombre de communautés de filles dans les états de l’empereur Joseph II et, si les ennemis de la religion en triomphèrent, les gens de bien en gémirent et leur âme sensible déplora les malheurs d’une foule de vierges qui se voyaient errantes dans les villes, et allaient se trouver exposées à tous les dangers du monde qu’elles avaient voulu éviter en se renfermant dans le cloître. »
1) Le déclin de l’idéal religieux
En fait, on assiste depuis le deuxième quart du XVIIIe siècle à une poussée croissante de suspicion à l’égard de la vie religieuse, spécialement en ses formes contemplatives ; et, chose curieuse et pénible, ce désintérêt gagne souvent les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire les religieux. Lorsqu’un idéal religieux n’est plus vécu intensément, lorsqu’une règle n’est plus observée dans son esprit, les grandes familles religieuses se fondent en une grisaille qui ne permet pas de les distinguer entre elles, ni même de la masse du peuple chrétien. Un costume, quelques usages, surtout un esprit de corps agressif et des intérêts temporels à défendre, c’est à peu près tout ce qui subsiste. Souvent le remède survient dans une réforme énergique, une réanimation par le retour aux sources. Mais en cette seconde partie du XVIIIe siècle, ce qui rendra le mal plus difficile à guérir, c’est qu’il apparaîtra comme une sagesse, comme un progrès des Lumières, un effet d’une raison qui ose enfin se libérer des préjugés. Il est piquant de constater que cette sagesse qui tient « la folie de la Croix » comme d’un autre âge, ne répudie pas le goût de la conquête, le prosélytisme, l’intolérance ; au besoin, elle se fait persécutrice pour éclairer les humains, pour les rendre sages malgré eux.
2) La politique de Joseph II
La première persécution contre les contemplatifs vint donc d’un prince très chrétien et très éclairé, l’empereur d’Autriche Joseph II. Ce n’est pas le lieu de tracer son portrait, mais il faut retenir ses idées sur les hommes et les femmes consacrés par vocation à la prière. A ce despote éclairé, assez étroitement cérébral, la vie monastique apparaît comme l’invasion d’une mentalité orientale qui s’est implantée en Occident et s’y maintient abusivement. Il lui semble juste et raisonnable en soi, et nécessaire pour le bien de l’État, dont l’Empereur a devant Dieu la responsabilité, de combattre les Ordres contemplatifs. Joseph II écrit donc : « Les Ordres qui ne servent pas leur prochain ne servent pas Dieu non plus… La Monarchie est trop pauvre et trop en retard pour pouvoir se permettre le luxe d’entretenir des paresseux. L’État a besoin de prêtres vertueux, cultivés, qui enseignent l’amour du prochain et non pas de mendiants va-nu-pieds et loqueteux… » Orientaux et va-nu-pieds ! Les Carmes déchaux l’étaient en premier chef ! Carmes et Carmélites furent donc supprimés dans tous les états et provinces qui relevaient directement du pouvoir impérial. L’intervention personnelle du pape Pie VI, qui se rendit à Vienne pour essayer de raisonner le monarque, ne changea rien à ses dispositions.
3) Madame Louise de France cherche à protéger l’Ordre en Europe
En son monastère de Saint-Denis, Madame Louise de France était au courant des menaces qui pesaient sur l’Ordre. Au moins pour les Ordres de femmes, pour les Carmélites en particulier en faveur de qui son influence avait plus de chance d’être efficace, la fille de Louis XV mit en œuvre tous les moyens dont elle disposait. Les premières annonces de la révolution qui menaçait les Ordres religieux dans les états autrichiens lui étaient parvenues dès l’année 1781, par une lettre de la mère prieure des Carmélites de Prague.
Cette supérieure, prévoyant une destruction prochaine, implorait l’aide de la princesse pour la protection non seulement de sa maison, mais encore des autres monastères existants sous la domination de l’empereur, à savoir Vienne, Graz, Saint Hippolyte, Linz, celui de Léopold dans la Pologne autrichienne, et les couvents italiens sous tutelle autrichienne : Milan, Crémone, Mantoue et autres. Madame Louise, Mère Thérèse de Saint-Augustin, fit donc intervenir le roi Louis XVI, son neveu ; elle écrivit au pape. Mais tout fut inutile. De Rome, le P. Hilarion de Tous les Saints, général des Carmes, lui envoie le compte-rendu suivant :
« M. Fontaine, procureur général des missions, m’ayant fait part, Madame, que, par une suite de l’intérêt que vous voulez bien prendre à nos pauvres religieuses chassées de leurs monastères vous désireriez savoir ce qu’elles sont devenues, je m’empresse de vous présenter ce tableau affligeant. Les six monastères d’Allemagne, Vienne, Prague, Graz, Saint-Hippolyte, Linz, et celui de Léopold dans la Pologne autrichienne, ont été les premiers supprimés. Nos religieuses de Léopold ayant eu la ressource de nos monastères de Pologne, y ont toutes passé, excepté une. Les autres, ne trouvant pas de ressources dans les différentes provinces d’Allemagne, ont été obligées de se disperser dans des monastères d’un autre Ordre. Celles de Prague et de Graz se sont déterminées à se retirer toutes ensemble dans une même maison pour y continuer tout ce qu’elles pourront de leurs obligations. En Italie, il n’y a que huit couvents compris dans la suppression. Sa Sainteté m’ayant accordé toute son autorité pour pouvoir transférer toutes celles qui voudraient persévérer dans leur vocation, celles de Mantoue en ont donné un bel exemple. Ayant toutes voulu persévérer, elles ont été transférées à Parme, Plaisance, Reggio et Bologne. Celles de Crémone et de Milan n’ont pas été aussi uniformes : quelques-unes ont passé dans nos monastères ; mais quelques vieilles et infirmes, n’osant pas s’exposer aux fatigues du voyage, se sont retirées, pour finir leurs jours, dans des couvents d’un autre Ordre ; même quelques jeunes, séduites par leurs parents qui ne voulaient pas les voir s’expatrier, ont suivi l’exemple des vieilles. Aujourd’hui elles s’en repentent et demandent à rentrer dans quelques-uns de nos monastères ; je tâche de leur procurer cette consolation. Il y en a une qui est venue de Milan à Rome, au couvent de Regina Caeli ; et sous peu j’en attends une autre de la même ville. La difficulté est que toutes celles qui veulent persévérer dans leur vocation, si elles s’expatrient, on ne leur donne ni dot ni pension, mais seulement ce qui est nécessaire pour le voyage. »
La dernière partie de la lettre concerne les Carmélites de Flandre : une partie des Pays-bas était en effet domaine autrichien depuis le traité d’Utrecht de 1713.
« La Flandre sera la partie la plus à plaindre, y ayant une vingtaine de monastères de Carmélites déchaussées, où l’on a déjà fait inventaire, et qui attendent en tremblant l’arrêt de leur suppression, sans avoir dans leur voisinage aucune ressource à pouvoir se placer. Les trois couvents de la Flandre française auraient pu en prendre quelques unes, mais le provincial de Lille m’écrit qu’il a défense de M. le procureur général du Parlement de la province d’en recevoir aucune. »
Ici, la protection de Madame Louise permit au moins d’assurer un asile aux expulsées. Le roi, sur sa demande, autorisa les Carmélites de France à recevoir les Carmélites flamandes. Le Carmel de Saint-Denis accueillit le Carmel de Bruxelles en sa presque totalité.
Mère Thérèse écrivit à la prieure de Bruxelles : « Vous serez de notre lot. Tout ce que nous désirons pour notre récompense, c’est le corps de notre vénérable mère Anne de Jésus, qui a été notre fondatrice en France avant d’être la vôtre ; ainsi que la mère Anne de Saint-Barthélemy, et vos reliques. Si ceux qui font votre inventaire veulent les reliquaires, laissez-les leur ; mais apportez-nous les reliques, nous nous trouverons trop heureuses d’avoir ces précieux dépôts et de vous rendre service en bonnes sœurs qui vous sont tendrement attachées en notre sainte mère. »
Le Carmel de Saint-Denis était trop étroit pour cet accroissement inattendu. Avec la permission du roi, Mère Thérèse fit construire et les Carmélites de Bruxelles arrivèrent en juin 1783.
Les autres monastères français s’ouvrirent dans la mesure de leurs possibilités aux sœurs des Pays-Bas autrichiens qui préférèrent l’exil à la libération qu’on leur offrait. Il est intéressant de noter que les propositions faites au nom de l’empereur aux contemplatives de ses états sont les mêmes que l’Assemblée Constituante en France formulera à la fin de l’année 1789 :
A Bruxelles, M. le Conseiller fiscal se présenta d’abord au parloir ; il entra ensuite dans la clôture, et on le conduisit dans une chambre où la communauté était assemblée avec les grands voiles. Après avoir lu sa commission, qui n’était qu’une ample explication de l’édit, il déclara aux religieuses qu’elles avaient huit jours pour se décider sur le choix d’un des quatre partis qu’on allait leur proposer :
- de se séculariser pour vivre dans leurs familles ou ailleurs ;
- de passer dans d’autres couvents non supprimés ;
- de vivre ensemble dans une maison de religieuses supprimées ;
- de passer en pays étrangers pour y entrer dans un couvent de leur Ordre.
Les Carmélites répondirent toutes d’une voix à monsieur le Conseiller fiscal qu’elles n’avaient besoin d’aucun délai pour déclarer leur choix ; que depuis longtemps elles étaient toutes décidées à passer en France, pour finir leur vie dans leur première vocation.
Non seulement les Carmélites, mais toutes les contemplatives étaient atteintes. Nous savons que Madame Louise s’entremit également en faveur des Clarisses. On nous conserve le récit émouvant de l’odyssée des Colettines de Gand. Sous la conduite d’un abbé envoyé par Madame Louise, elles s’en vinrent en France, emportant avec elles les reliques de leur fondatrice, sainte Colette, qui était décédée dans leur monastère en 1447. Madame Louise les aida à trouver asile à Poligny dans le Jura. Pour lui témoigner leur reconnaissance les Clarisses Colettines autorisèrent la prieure du Carmel de Saint-Denis à découper comme relique insigne une large part du manteau de bure de sainte Colette. Madame Louise fit remplacer par un morceau de très belle soie la partie qu’elle avait enlevée.
II- En France …
1) Avant la Révolution
Pour être juste, on ne saurait considérer comme un geste de persécution à l’égard des religieux la création, en France, d’une Commission des réguliers chargée de mettre un peu d’ordre dans le pullulement des maisons religieuses. Les travaux de cette Commission s’échelonnèrent entre les années 1766 et 1780. Malheureusement, l’esprit religieux ou simplement l’esprit de foi n’inspirèrent pas toujours un effort qui aurait pu être louable. Ceux qui en furent chargés n’avaient pas le plus souvent de l’idéal monastique une conception authentique ; il leur apparaissait comme une survivance qui méritait juste d’être tolérée, mais dont il importait de limiter l’expansion. Beaucoup de religieux étaient de cet esprit et les comptes-rendus des séances contiennent de singuliers propos tenus au cours des débats ou même exprimés dans les enquêtes et les rapports.
Il est à noter que la Commission ne s’occupa point des Ordres de femmes. On a assuré que : « Ici, la question de décadence ne se pose pas. Moniales contemplatives et cloîtrées, religieuses enseignantes ou servantes des malades et des pauvres, toutes, jusqu’à la Révolution seront dignes des plus grands éloges. L’esprit du siècle, sur elles, n’aura pas de prise. » Le propos est sans doute un peu optimiste. Il y aurait à dire sur les grandes abbesses de type féodal et leurs moniales, également sur les chapitres de chanoinesses richement dotés. Mais il est exact que dans l’ensemble la vie religieuse féminine fait meilleure figure.
Parmi les Ordres d’hommes, la Commission laissa de côté les congrégations relativement récentes des Oratoriens, Lazaristes, Sulpiciens, Eudistes, Rédemptoristes qui sont d’ailleurs des groupements de prêtres séculiers plutôt que des Ordres réguliers. Les Jésuites sont supprimés depuis 1761.
Les réguliers se ramènent donc aux moines, aux chanoines réguliers auxquels il faut joindre quelques groupes de clercs réguliers, et enfin aux Mendiants. A cette dernière catégorie sont rattachés les Carmes depuis leur établissement en Occident. Leur cas va être étudié avec celui de leurs contemporains : Dominicains, Franciscains, Augustins.
La Commission distingue naturellement les deux groupes entre lesquels se partage l’Ordre en France, les Grands Carmes et les Déchaux. L’enquête enregistre 129 couvents de Grands Carmes totalisant 1194 religieux ; 79 couvents de Déchaux avec 750 religieux. Pour les Grands Carmes, la Commission estime que vingt et un de leurs couvents n’ont plus de raison d’être et elle les supprime. Pour les Déchaux, quatre couvents seulement sont dissous.
En tout cela, il n’est pas question d’une réforme morale ou spirituelle qui s’efforcerait d’améliorer la vie religieuse en sa réalité intérieure. La Commission estime que ce point est en dehors de sa compétence. Toutefois il est dit à propos des Carmes et autres Mendiants : « Ils ont besoin de suppressions pour se renforcer et se soutenir. » Comme on peut le deviner, l’exécution des décisions prises n’alla point sans protestations ; des villes et localités qui voyaient leur couvent supprimé adressèrent des protestations, mais il n’en fut pas tenu compte et l’opération semble s’être poursuivie à travers le royaume sans incident notable.
2) La Constituante (1789-1792)
Ce que la Commission des Réguliers ne s’était pas sentie en mesure de réaliser, l’Assemblée Nationale Constituante va l’exécuter intégralement. Les observations, les discussions, les vœux de la Commission étaient encore présents aux esprits et plusieurs des législateurs de 1790 avaient participé à ses travaux. On ne peut pas dire malheureusement que depuis 1766, date de la convocation de la Commission, jusqu’en ce début de 1790 la situation se soit améliorée et que la vie religieuse ait réalisé un beau redressement. Si l’on peut se fier aux statistiques, et s’il est permis de porter un jugement d’après des chiffres, il semble que les monastères d’hommes, en vingt ans, se soient dépeuplés avec une rapidité croissante. En ce qui concerne les Carmes, le recensement ordonné par la Commission signalait en 1768 : 1194 Grands Carmes et 750 Déchaux ; le recensement de la Constituante en 1790 ne donne plus que 721 Grands Carmes et 425 Déchaux. Le Couvent d’Amiens ne compte que sept pères de chœur, non compris le prieur, et trois frères convers. A Abbeville, la situation est analogue ; à Montreuil-sur-Mer, le couvent ne compte que quatre religieux dont trois sont professeurs au collège. Ces couvents ne sont donc pas en règle avec l’édit du roi de mars 1768, inspiré par la Commission :
« Tous les monastères d’hommes, autres que les hôpitaux, les cures, les séminaires et écoles publiques dûment autorisées, seront composés du nombre de religieux ci-après prescrit, savoir les monastères non réunis en congrégation, de quinze religieux au moins, non compris le supérieur ; et ceux qui sont réunis en congrégation, de huit religieux au moins, sans compter pareillement le supérieur ; nous réservant, après avoir pris les avis des archevêques et évêques diocésains, d’excepter par lettres patentes, adressées à nos Cours de Parlement en forme ordinaire, ceux des monastères qui, par le titre de leur fondation, par la nature de leur établissement ou par les besoins des lieux où ils sont situés, paraîtraient exiger de n’y établir qu’un moindre nombre de religieux. »
Ici ou là, il est vrai, certaines communautés sont encore nombreuses et actives. Le couvent des Carmes Déchaux de Nancy compte vingt-huit religieux. Les Grands Carmes à Bordeaux sont vingt-six et vingt-quatre à Toulouse. A Paris, les Carmes Déchaux de la rue de Vaugirard sont soixante-quatre. Mais il n’empêche que dans l’ensemble du royaume, les toutes petites maisons constituent la grande majorité. Devant ces faits, les dispositions de l’opinion publique à l’égard de la vie religieuse ne s’étaient pas orientées dans le sens du respect et de l’admiration ; au contraire, elles sont encore plus méprisantes dans leur ensemble. Dès le 28 octobre 1789, un décret de l’Assemblée suspend l’émission des vœux monastiques. Dans la ligne des décisions prises par la Commission des Réguliers, sont supprimées le 12 février 1790 les maisons religieuses d’un même Ordre qui se trouvent doubles on triples dans une même municipalité. Le texte du décret annonce incidemment : « en attendant des suppressions plus considérables… » Dès le lendemain, en effet, de cette promulgation, l’Assemblée aborde le principe même des vœux monastiques et après plusieurs jours de débats, le 19 février 1790, décide leur abolition :
« La loi constitutionnelle du royaume ne reconnaît plus de vœux monastiques solennels de personnes de l’un ni de l’autre sexe ; en conséquence, les Ordres et congrégations régulières dans lesquels on fait de pareils vœux sont et demeureront supprimés en France, sans qu’il puisse en être établi de semblables à l’avenir. Toutefois il ne sera rien changé quant à présent à l’égard des maisons chargées de l’éducation publique et des établissements de charité ; et ce, jusqu’à ce qu’il ait été pris un parti sur ces objets. »
Il est difficile de ne pas voir dans cette décision une mesure révolutionnaire, un édit de persécution. Cependant, la volonté des Constituants n’était peut-être pas aussi nettement agressive et il faut essayer de comprendre l’intention qui anime les travaux de l’Assemblée. Les décrets de 1790 posent à l’historien un problème que l’on peut formuler ainsi : les législateurs prétendaient-ils supprimer totalement la vie religieuse contemplative ? La question a été fort discutée. Un juriste catholique, G. de Champeaux, publiant en 1848 un « Recueil général de droit civil ecclésiastique français » commente dans une longue note le décret de février 1790 et conclut :
« Qu’a donc voulu cette loi ? Uniquement deux choses, savoir : que les congrégations ne fussent plus des êtres collectifs et que les vœux ne formassent plus un lien légal, mais seulement un lien de conscience. »
Il est permis de penser que cet historien bénéficie du recul du temps : au moment où il écrit, beaucoup d’esprits, sans se croire suspects ou de libéralisme ou de sectarisme, estiment inacceptable l’intrusion de la législation civile dans les vœux de religion ; le lien légal, pensent-ils, n’ajoute rien au lien de conscience, au contraire, l’expérience montre qu’il est plutôt de nature à le corrompre ; un gouvernement soucieux de ne pas outrepasser sa compétence laisse les questions de conscience dans le domaine privé ; d’autre part, ce même gouvernement peut s’inquiéter de la multiplication des êtres collectifs et personnes morales. Notre auteur ajoute :
« Entre une loi qui érige les congrégations religieuses en personnes civiles et une loi d’intolérance qui les prohiberait, il y a un moyen terme avoué par la raison et l’humanité : c’est celui d’une liberté complète accordée à chacun de suivre ses inspirations, de se faire moine quand il voudra, et de cesser de l’être quand il le voudra aussi, sans que ce changement d’état religieux puisse influer sur ses droits civils. »
Que plusieurs des législateurs de 1790 fussent dans cette disposition de tolérance, on n’en peut douter ; mais ils étaient certainement le petit nombre, et la majorité, à la manière de Joseph II, pensait de l’ascétisme et de la vie contemplative que c’étaient là jeux de fanatiques ou spéculations d’oisifs sur quoi d’ailleurs était jeté le plus souvent un manteau de mensonge et d’hypocrisie ; au surplus, l’organisme religieux est moribond. Quelques lois bien dirigées suffiront à en libérer la Nation assez rapidement par simple extinction. Cependant, ces législateurs sont tolérants et sensibles. Ils ne veulent pas être brutaux, surtout à l’égard des femmes. Une suite de décrets va préciser la situation juridique nouvellement créée, faire face aux difficultés qui vont surgir et auxquelles on n’avait pas pensé à l’origine. Nous retrouvons généralisées à toutes les moniales, à tous les moines, à peu près les mêmes dispositions que nous avons vues formulées an parloir du Carmel de Bruxelles par le représentant de Joseph II. On veut être équitable, un choix est offert entre diverses solutions :
« Tous les individus de l’un et l’autre sexe, existant dans les monastères et maisons religieuses, pourront en sortir en faisant leur déclaration devant la municipalité du lieu, et il sera pourvu à leur sort par une pension convenable. Il sera pareillement indiqué des maisons où seront tenus de se retirer les religieux qui ne voudront pas profiter de la disposition du présent décret. Les religieuses pourront rester dans les maisons où elles sont aujourd’hui, l’assemblée les exceptant expressément de l’article qui oblige les religieux de réunir plusieurs maisons en une seule. »
A partir de cette date, la situation des monastères et couvents d’hommes et de femmes va devenir précaire. Si la nation s’engage à assurer à chacun une pension dont les modalités sont fixées avec le plus grand soin, elle se déclare par ailleurs propriétaire de tous les biens meublés et immeubles des communautés ; des inventaires minutieux sont établis, provoquant des visites domiciliaires dans lesquelles il ne saurait être question de respecter la clôture. Aux inventaires s’ajoutent de multiples enquêtes et interrogatoires, afin d’établir l’état du personnel et de connaître l’option de chacun et de chacune.
La majorité qui veut l’extinction de la vie religieuse marque un nouveau point en obtenant de l’Assemblée, le 14 octobre 1790, l’abolition du costume religieux : « Les costumes particuliers de tous les Ordres religieux demeurent abolis ; et en conséquence, chaque religieux sera libre de se vêtir comme bon lui semblera. »
La législation appliquée à travers tout le royaume ferma l’un après l’autre tous les couvents de Carmes. Il est difficile de connaître le nombre de ceux qui choisirent « la liberté », renonçant à leurs vœux religieux. En fait, une fois dispersés, les religieux prêtres vécurent en prêtres libres, non fonctionnaires publics. Le titre de fonctionnaire était réservé aux évêques, vicaires épiscopaux, curés, vicaires paroissiaux, professeurs de séminaires diocésains, etc… ; seuls ces fonctionnaires devaient prêter le fameux serment constitutionnel.
Il en résulta, dans le désarroi provoqué par la scission entre assermentés et insermentés, une situation momentanément plus facile pour les religieux ; ils purent s’adonner à un ministère sacerdotal et apostolique dans les églises et chapelles non publiques qui n’étaient pas encore désaffectées ou interdites par la police. Mais il n’était pas dans l’intention des législateurs de donner ainsi des facilités aux prêtres exempts de serment et, avec plus ou moins de zèle de la part des municipalités devenues maîtresses des destinées locales, les chapelles furent interdites et les maisons religieuses vendues. On s’avisa bientôt que, la prédication étant un service public, les prédicateurs devaient être astreints au serment. Ce fut l’objet d’un décret du 5 février 1791 :
« L’Assemblée Nationale, sur le rapport qui lui a été fait par son comité ecclésiastique, décrète ce qui suit : les prédicateurs sont compris parmi les fonctionnaires publics tenus de prêter serment aux termes du décret du 27 novembre dernier. En conséquence, nul ne pourra prêcher dans quelque église que ce soit sans avoir au préalable justifié de sa prestation de serment, conformément audit décret. »
Les religieuses connurent plus longtemps une paix relative, troublée par les visites des municipaux qui, en exécution de la loi, dressèrent des inventaires et firent comparaître les religieuses pour répondre aux questionnaires et remplir les états ; ils procédaient respectueusement, gauchement, parfois avec arrogance. Les religieuses s’en amusaient ou s’en indignaient. La paperasserie de cette époque est abondante, et les archives publiques et privées nous l’ont conservée presque entière. La lecture de certains procès-verbaux est savoureuse. Ici, la prieure, grande dame, le prend de très haut avec tous ces petits personnages, forts de la loi qu’ils représentent. Là, une religieuse au voile blanc, bonne paysanne venue d’un village voisin, à qui l’on demande si elle n’est pas fâchée de quitter son couvent et d’être libre, répond : « J’y veux vivre, j‘y veux mourir, j‘y veux être enterrée. »
Ajoutons que les femmes mirent toute leur ingéniosité à soustraire aux inventaires tout ce qu’elles purent du mobilier et des objets, précieux ou non, de la maison.
L’avenir pourtant est sombre. En 1791, les religieux sont dispersés ; plusieurs sont partis pour l’étranger : ils ont émigré. Presque tontes les Carmélites sont encore dans leurs maisons, mais pour combien de temps ?
3) La Convention (1792-1795)
1791 vit naître et grandir progressivement cette psychose révolutionnaire si souvent décrite et qui devait prendre pendant près de trois années l’aspect d’un délire sanglant : la Terreur.
Ceux et celles qui n’étaient jusque là que des réfractaires devinrent des suspects : suspects d’incivisme et bientôt de connivence avec l’ennemi, contre lequel depuis avril 1792 la Nation est en guerre. Suspect veut dire surveillé, puis traqué par la police et par les patriotes, incarcéré, conduit devant le tribunal révolutionnaire, envoyé à la guillotine ou en déportation. Il devient inutile à présent de suivre le développement de la législation religieuse dans la suite des décrets de la Convention : jusque là on pouvait y découvrir une certaine logique et cohérence, même si les principes de base étaient faux ; maintenant, elle n’est plus que déraison grandiloquente.
On notera toutefois, que, si la violence est déchaînée, elle l’est souvent plus dans les mots que dans les faits, du moins en province, et si le langage des proclamations et arrêtés des directoires départementaux et des commissaires de la Convention a partout le même style déclamatoire et menaçant, la réalité heureusement ne lui correspond pas toujours. En beaucoup d’endroits, les responsables de l’ordre réussissent relativement, en leur donnant des satisfactions verbales, à neutraliser les violents qui cherchent à s’emparer du pouvoir. Mais, en un trop grand nombre de villes, le régime de terreur atteignit une manière de paroxysme, soit parce que les extrémistes avaient réussi, comme à Arras, Bordeaux, Nantes et ailleurs, à s’implanter, soit pour des raisons de contre-révolution et de représailles, comme à Lyon.
Un martyrologe complet de l’Ordre des Carmes n’est pas encore établi. Le P. Marie Amand de Saint-Joseph, qui y consacra tous ses efforts, n’a pu le constituer intégralement. La difficulté s’explique par la dispersion des victimes sur toute l’étendue de la France et des régions conquises. Cependant, les réflexions précédentes invitent à ne pas généraliser ni simplifier la situation. Il ne faut exagérer ni le nombre des martyrs, ni celui des renégats. Voici à titre d’exemple ce qui se passe à Bordeaux : le couvent des Grands Carmes, d’après l’état du personnel et l’inventaire rédigés en vertu de la loi du 13 février 1790, compte dix-sept religieux de chœur et huit convers. Quinze religieux de chœur et tous les convers se déclarent contents de leur état. Le P. Jean Cazabonnet, professeur de philosophie, répond qu’il sera indéterminé jusqu’à ce qu’il ait connaissance de la précision de certains points, dont sa conscience exige le développement ; la réponse est nuancée ; celle du P. Pierre Mamousse est brutale :
« Messieurs, des motifs très graves m’ont déterminé à profiter dès aujourd’hui des vues de bienfaisance de la Nation. Cette illustre Assemblée, en décrétant la liberté des cloîtres, n’ignorait pas sans doute qu’il se trouvait parmi les religieux des victimes forcées qui traînaient leurs chaînes dans la douleur et le désespoir. Elle ne se trompait pas. J’accepte donc avec joie et reconnaissance le don précieux de la liberté qu’elle daigne me rendre. Je suis prêt à partir dès que le premier quartier de ma pension alimentaire me sera payé. Servir ma patrie, travailler et concourir de toutes mes forces à sa gloire et à sa prospérité, telle est mon unique ambition en quittant le cloître. Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la nouvelle constitution. »
Ajoutons pour être exact que ce procès-verbal signale également le P. Doqué, appelé en religion Bonaventure, né à Dax le 28 février 1739, ancien missionnaire Grand Carme dans l’île de la Guadeloupe. Pendant les inventaires, il était sur mer. Après avoir débarqué à Bordeaux, il se présenta à l’officier municipal, Gabriel Séjourné, le 13 août 1790, comme étant inscrit sur le tableau général des Grands Carmes de la province de Gascogne. Il déclare que l’état de sa santé et la vie privée qu’il a menée pendant vingt-cinq ans dans les colonies le déterminent à profiter de la liberté de sortir des maisons de son Ordre, accordée par les décrets de l’Assemblée Nationale, et qu’il se présentera incessamment à la municipalité pour pouvoir se retirer à Marseille, résolu d’y faire sa demeure ordinaire.
Parmi les quinze qui ne veulent pas quitter leur état religieux, Dieu se choisira un martyr, le P. Pannetier.
Les "suspects", possibles martyrs
Dans une situation devenue des plus dangereuses, partout en France les « suspects » cherchent à disparaître. La clandestinité devient le régime normal et comporte toutes sortes de degrés, depuis le désir anxieux de passer inaperçu jusqu’au ministère sacerdotal exercé héroïquement parmi les plus grands risques.
Par chance, beaucoup réussirent à traverser sans trop de dommage les années terribles. A ceux-là l’histoire, qui ne veut retenir que l’extraordinaire, s’intéresse peu et cependant elle se doit de noter de son mieux les diverses situations.
Dans leur ministère clandestin, les isolés se trouvaient à la merci de ceux et celles à qui ils se confiaient ; il y eut parfois pour les protéger des prodiges d’héroïsme, mais en sens inverse la police qui les recherchait bénéficia de tristes trahisons. A Bordeaux, le P. Simon Pannetier est pris chez une de ses cousines, Thérèse Thiac, tertiaire du Carmel : le menuisier qui avait aménagé sa cachette l’a dénoncé. Il est arrêté le dimanche 20 juillet 1794 avec sa cousine et deux autres personnes, Anne Bernard et Nancy Pinaud. Seule Nancy Pinaud sauvera sa tête, les trois autres seront exécutés le lendemain.
A Amiens, le cas du P. Firmin de la Nativité se présente dans des conditions assez curieuses. Le religieux exerce un ministère dans la campagne au sud de la ville ; il a reçu à Lœuilly l’hospitalité d’une femme pieuse. Au cours d’une rafle qui recherchait des déserteurs, les officiers municipaux trouvent le prêtre. Le maire est un violent, qui ne semble pas fâché de sa prise, mais à Amiens le Tribunal révolutionnaire est moins satisfait. Ses membres ne sont pas sanguinaires ; malheureusement pour eux, le cas n’est que trop clair : le Carme, en vertu de la loi, est passible de mort. Le tribunal essaie de le sauver ; courageusement, l’accusé écarte toutes les possibilités qu’on lui offre ; il faut donc le condamner à mort et normalement il doit être exécuté dans les vingt-quatre heures. Mais à Amiens, à cette date du 8 avril 1794, la guillotine n’a jamais été dressée et il n’y a pas de bourreau ; le titulaire de la charge est absent ; il est retenu à Cambrai ! Les juges n’ont pas la conscience tranquille. Ils veulent en référer à Paris, se couvrir de l’autorité supérieure. La réponse de Paris est péremptoire le coupable doit mourir. Le P. Firmin est donc exécuté le 14 avril. Sa logeuse de Lœuilly, qui a été arrêtée et incarcérée en même temps que lui, est libérée.
Plusieurs religieux prirent une part plus ou moins active à la résistance contre-révolutionnaire et furent ensuite victimes de dures représailles. Il serait intéressant de connaître la participation des Carmes à la chouannerie vendéenne ou bretonne.
Nous sommes mieux informés en ce qui concerne l’insurrection de Lyon, réprimée par Kellermann en Octobre 1793. Trois Carmes figurent parmi les inculpés contre-révolutionnaires. L’un d’eux au moins eut un rôle actif dans l’insurrection : le P. Louis Barraud. Aux premiers temps de la persécution, lors du questionnaire concernant ses intentions, ce religieux avait répondu qu’il désirait quitter la vie commune. Il demeura à Lyon, y exerçant son ministère sacerdotal. Lors de l’insurrection, il fut sollicité pour se mettre à la disposition de la section de son quartier et il y remplit les fonctions de secrétaire. Après la prise de la ville, il fut arrêté le 27 octobre : « Louis Barraud, âgé de 66 ans, ci-devant Carme, contre-révolutionnaire, secrétaire de la permanence. » Condamné à mort, il fut exécuté le 18 décembre. Le second, le P. Louis Ambroise Sirende, était incarcéré depuis la fin de 1792 ou le début de 1793 pour n’avoir pas obéi à la Loi qui obligeait les insermentés à quitter le territoire de la nation ; il attendait en prison d’être joint à un convoi de déportés vers la Guyane ; libéré par l’insurrection, arrêté de nouveau le 11 octobre 1793, il fut condamné à mort comme prêtre fanatique et contre-révolutionnaire, et fusillé aux Brotteaux le 3 janvier 1794.
Un mois après, le 2 février, était également fusillé un troisième Carme « André Blanchard, cinquante-quatre ans, né à Penie (Penne sur Barnave), Drôme, domicilié à Lyon, ci-devant prêtre fanatique et réfractaire. »
Spontanément ou pour obéir à la loi d’exil, un certain nombre de religieux passèrent à l’étranger. Là, ils menèrent l’existence errante et incertaine des émigrés, on bien furent accueillis en divers couvents de l’Ordre, en Flandre, en Hollande, en Rhénanie. L’invasion de ces provinces par les troupes françaises va les contraindre à fuir plus loin ; mais plusieurs n’en auront pas le temps, ou bien ils s’imagineront que la politique française ne s’appliquera pas aux pays momentanément occupés.
C’est ainsi que deux Carmes français, le P. Dosithée de Saint Pierre, du couvent de Rouen, et Le P. Théodose de Saint Alexis, du couvent de Saint-Omer, avaient retrouvé la vie religieuse en exil, chez les Carmes déchaussés d’Ypres. Ils y demeuraient en paix depuis environ deux ans lorsque Ypres tomba aux mains des Français. Dans la nuit du 24 au 25 juin 1794, tous deux furent arrêtés et conduits à Arras avec dix-sept autres prêtres. Le sort qui les attendait ne laissait aucun doute, à Arras, l’une des villes de France où la fureur révolutionnaire se déchaîna le plus violemment : ils furent guillotinés le 30 juin.
Les prêtres âgés ou infirmes, ou simplement ceux qui avaient accepté de vivre en commun dans une maison mise à leur disposition par la Nation, se virent si strictement surveillés qu’ils étaient devenus véritablement prisonniers, en attendant d’être transférés dans une prison proprement dite, puis déportés. Si les victimes des tribunaux révolutionnaires sont relativement faciles à compter, le nombre est grand de ceux qui moururent en prison, en instance de déportation ou en déportation.
Il semble que l’attention n’ait pas toujours été assez portée de ce côté. Une recherche dans les archives, même si elle n’est pas exhaustive, révèle une mortalité considérable du fait de l’âge, des infirmités, des mauvais traitements, à quoi il faut ajouter parfois une volonté d’extermination.
Le régime des prisons fut variable suivant les dispositions des autorités locales ; mais le véritable martyre des prêtres et des religieux commença lorsque la Convention décida leur déportation à la Guyane. Plusieurs au début peut-être s’en réjouirent, croyant avoir échappé ainsi au tribunal et à la mort. Mais les bagnes de l’Atlantique devaient faire plus de martyrs que la guillotine. Les déportés affluaient dans les ports pour être embarqués, mais il n’y avait pas de bateaux disponibles, et surtout la flotte anglaise imposait un blocus infranchissable. Les condamnés furent donc entassés sur de vieux vaisseaux désaffectés, les pontons, où ils vécurent dans des conditions atroces.
Entre 1794 et 1800, une cinquantaine de Carmes (33 Grands Carmes et 18 Déchaux) furent entassés sur les Pontons de Rochefort ou détenus dans les citadelles des îles de Ré ou d’Oléron ainsi qu’à Bordeaux et Blaye. Treize y laissèrent leur vie, dont 10 des 13 frères déportés sur les pontons de Rochefort en 1794-1795. Parmi ces derniers, Jean-Paul II en a béatifié trois (tous Déchaux) le 1er octobre 1995 le Père Jean-Baptiste Duverneuil, du couvent d’Angoulême ; le Père Michel-Louis Brulard (né en 1758) et le Père Jacques Gagnot (en religion Hubert de Saint-Claude), né en 1753.
La première loi de déportation est du 26 août 1792. Il y en eut d’autres par la suite, et aussi des accalmies, des périodes de tranquillité relative, suivies de brusques retours de persécution, et cela jusqu’en 1799, lorsque le Directoire étendit à la Belgique et au Luxembourg le régime qui sévissait en France. Le cauchemar ne prit fin qu’en 1800.
Les massacre du jardin des Carmes à Paris
Une page particulièrement tragique de la période révolutionnaire est celle des massacres de septembre 1792, dans la chapelle et le jardin des Carmes de la rue de Vaugirard. A cette date du 2 septembre, plusieurs Carmes habitaient encore la maison. Leur histoire est étrange et témoigne de l’incohérence qui régnait dans les esprits. Quand la Révolution abolit les vœux monastiques, 56 religieux sur 64 restèrent fidèles à leur vocation. On a souvent conté qu’à l’origine beaucoup de religieux ne se montraient pas défavorables aux idées nouvelles. Les Carmes en sont ici un exemple : c’est dans le couvent même que se tiennent les réunions du district. Le Père Prieur est dépositaire des contributions apportées par les citoyens. Le district prend pour emblème le blason des Carmes qui porte cette devise : Pro patria et rege. Les religieux vivent en bonne intelligence avec le comité ; ils le fournissent de chandelle, de papier et de cire d’Espagne. Les séances du district ont lieu dans l’église. Chaque jour à neuf heures une messe basse est dite, avec des prières pour l’Assemblée Nationale. Toutes les réunions du comité sont ouvertes par la récitation en français du Veni Sancte Spiritus et de l’oraison "Deus qui miro ordine". Les dames du district s’adressent au comité et lui demandent la permission d’aller en procession à Sainte Geneviève pour rendre des actions de grâces relativement au salut de la capitale et faire des vœux pour le succès de la révolution. Il faut une caserne pour héberger la nouvelle milice nationale : les Carmes offrent une partie de leurs bâtiments et de leurs terrains ; mais c’est insuffisant pour le logement d’une compagnie ; il sera indispensable de surélever et d’agrandir les constructions. Les religieux avancent les sommes nécessaires à ces travaux. La ville payera les intérêts.
Rien ne troubla cette bonne entente jusqu’au décret du 13 février 1790 qui supprima les congrégations, laissant aux moines qui le désiraient la liberté de rompre leurs vœux, obligeant les autres à se retirer dans des maisons qui leur seraient désignées. Huit Carmes renoncèrent à la vie commune. Le temporel du monastère passa aux mains de l’État. Les ornements, les vases sacrés, les cloches, les dix-huit mille volumes de la bibliothèque et jusqu’aux ustensiles qui servaient à la fabrication de la fameuse eau de mélisse, tout fut mis sous séquestre. Les cinquante-six religieux qui n’avaient pas voulu se parjurer demeurèrent dans la maison et ordre fut donné aux autres Carmes de Paris de venir habiter avec eux. Le 17 août 1792, les Carmes reçurent l’ordre de quitter leur couvent. On leur accorda un sursis jusqu’au premier octobre suivant, mais l’église leur fut interdite : elle venait d’être transformée en prison.
Le 2 septembre, il y avait encore dans le couvent plusieurs religieux, et des prisonniers étaient logés dans les étages supérieurs de la maison. Les uns et les autres purent entendre les vociférations des égorgeurs et peut-être apercevoir quelques épisodes du drame. Personne ne les inquiéta. La horde sembla ignorer leur présence. On raconte que certains détenus purent s’évader dans les jours qui suivirent le massacre. Quant aux Carmes, ils se dispersèrent sans vouloir profiter du sursis qu’on leur avait accordé.
Le sort des Carmélites
Les Carmélites eurent aussi pendant ces années sanglantes leur large part de souffrances. Apparemment, il était plus facile à des femmes de disparaître en se confondant, dans les villes surtout, avec les femmes du petit peuple occupées à gagner leur vie. Quand la situation commença à devenir dangereuse, liberté fut donnée par les supérieures à celles qui le désireraient de retourner dans leurs familles et d’y trouver abri et protection. Pour les filles nobles, cet abri et cette protection se révélaient précaires et la seule solution était l’émigration. La proximité de la frontière incita des communautés à passer tout entières en pays étranger. La tentation fut grande, en particulier pour les monastères du nord de la France, qui avaient accueilli, lors de la persécution de Joseph II, leurs sœurs expulsées des Pays-bas. Joseph II était mort le 20 février 1790 ; les autorités locales s’appliquaient à réparer les destructions causées par sa politique. Tous les couvents fermés par l’empereur n’étaient pas encore reconstitués, mais le retour se faisait et les Pays-Bas jouissaient de la paix religieuse.
C’était au tour des Françaises de chercher asile dans les maisons de leur Ordre et au besoin d’un autre Ordre. Tel fut le cas des Carmélites de Douai : en 1793, nous en trouvons dix réfugiées chez les Bénédictines de Mons. Mais voici que les Français, vainqueurs à Jemmapes, s’emparent de Mons en novembre 1792 ; il faut partir plus au nord, vers Maastricht.
Pour celles qui restèrent en France, fort peu voulurent user de la liberté qui leur était offerte de retourner dans leur famille. Les Carmélites maintinrent la vie de communauté dans leurs couvents aussi longtemps que la chose fut possible ; puis, habillées de vêtements civils, elles se groupèrent par deux ou trois dans des maisons particulières, se rassemblant toutes ensemble quand elles le pouvaient. La mère prieure gardait le contact avec chacune, veillait à réconforter les dispersées, et s’assurait qu’elles trouvaient leur modeste subsistance.
Le procédé réussit en un certain nombre de cas et l’on vit des communautés traverser ainsi toute la Révolution en observant à peu près la règle, sauvant aussi leurs archives avec le modeste trésor de souvenirs et objets précieux de la famille religieuse.
D’autres, au contraire, ne purent passer inaperçues ; elles furent dénoncées et le zèle des autorités locales fit procéder à leur arrestation. La communauté presque entière est alors transférée en prison ; là, toutes ensemble, les sœurs continuent leur vie conventuelle. Tel fut le cas des Carmélites de Chalon et Morlaix. Le comble est qu’elles furent incarcérées dans leur propre couvent d’où elles avaient été expulsées et qui, depuis, avait été transformé en prison-annexe.
Il ne semble pas exagéré de dire que presque toutes les Carmélites de France firent une probation dans les prisons de la Terreur, probation plus on moins longue, plus ou moins dure, suivant les lieux ; plus tard, aux récréations et dans les souvenirs qu’elles rédigeront, elles évoqueront ces jours cruels avec une horreur éclairée de quelques sourires. Les Carmélites eurent aussi leurs martyres. Sept carmélites du monastère de Lyon s’étaient retirées ensemble dans une maison de la paroisse d’Ainay, avec onze Clarisses. Certes, ce n’était pas un bon moyen de passer inaperçues. De fait, tout le groupe fut arrêté le 11 février 1794. Chose curieuse, après une admonestation méprisante, elles furent relâchées. On les arrêta de nouveau le 26 mars. Les Carmélites n’étaient plus que cinq, les deux autres ayant estimé avec raison que l’endroit n’était pas sûr. Elles furent condamnées à mort, mais seule fut exécutée, le 5 avril, celle qui dirigeait la petite communauté, Sœur Madeleine de la Croix ; les commissaires Collot d’Herbois et Fouché commuèrent pour les quatre autres la peine de mort en détention perpétuelle. On s’explique mal le pourquoi de cette grâce inattendue ; l’historien que nous avons déjà cité, le P. Marie-Amand de Saint-Joseph, hasarde cette raison :
« Un ami des proconsuls Collot d’Herbois et Fouché leur fit comprendre qu’envoyés à Lyon pour punir des crimes de rébellion, ils outrepassaient leurs pouvoirs en condamnant les religieuses à cause de leurs opinions : « Vous allez faire périr, dit-il, des religieuses parce qu’elles refusent un serment qui est contre leur conscience. » La justesse de cette remarque frappa les proconsuls. »
Quant à Sœur Madeleine de la Croix, Anne Vial, son dossier prétend justifier ainsi sa condamnation et son exécution : « Anne Vial, soixante-deux ans, née à Lyon, domiciliée rue d’Enay, ci-devant Carmélite, pour n’avoir pas voulu se conformer aux lois, et avoir exprimé lors de son interrogatoire du mépris pour la république et du regret pour la mort du tyran. »
L’éventualité redoutée de tous les prisonniers incarcérés dans les prisons de province était le transfert à Paris. Le tribunal révolutionnaire de Paris, avec le terrible Fouquier-Tinville, ne laissait guère d’espoir d’échapper à la mort. Le transfert à Paris eut des causes diverses. La plus fréquente était l’hypocrisie des commissaires de province qui l’ordonnaient pour se disculper aux yeux de leurs compatriotes, sans toutefois se compromettre vis-à-vis des autorités suprêmes de la Convention. C’est ce qui advint aux Carmélites de Compiègne, qui sont vraiment les glorieuses martyres du Carmel. Arrêtées à Compiègne le 22 juin 1794, elles furent conduites le 12 juillet à la Conciergerie, où elles arrivèrent, après un pénible voyage, dans la journée du lendemain. Le 17 juillet, elles étaient condamnées à mort et exécutées le jour même, place du Trône.
Le 9 février de la même année, six Carmélites de la rue de Grenelle à Paris avaient été seulement condamnées à la réclusion perpétuelle. Fouquier-Tinville, en lisant leur condamnation, les qualifia de vierges folles, et commença par dire qu’il n’y avait pas de mort assez cruelle pour des fanatiques telles que ces huit religieuses ; que « cependant, comme il était prouvé qu’elles vivaient tranquilles et loin des affaires publiques, elles n’auraient subi qu’une peine légère, c’est-à-dire la réclusion comme suspectes, jusqu’à la paix ; mais que n’ayant pas voulu dire la demeure et les noms des prêtres réfractaires qui venaient chez elles, c’était comme si elles les avaient cachés dans leur maison ; qu’en conséquence elles étaient condamnées à la déportation et que leurs biens, si elles en avaient, seraient confisqués au profit de la nation. »
En fait, les Carmélites de Compiègne arrivèrent à Paris au moment du paroxysme de la Terreur. La chute de Robespierre, quelques jours plus tard, le 27 juillet, devait apporter le salut à un grand nombre de victimes promises à l’échafaud.
L’immolation sanglante de ces femmes est restée pour les Français, et jusqu’à nos jours, comme un souvenir d’horreur.
Le Concordat de 1801 qui donne la paix à l’Église de France ne fait pas mention de la vie religieuse, et cela intentionnellement, comme s’en explique le ministre des cultes Portalis dans un rapport du 26 Messidor an IX.
« Toutes les institutions monastiques ont disparu : elles avaient été minées par le temps. Il n’est pas nécessaire à la religion qu’il existe des institutions pareilles ; et quand elles existent, il est nécessaire qu’elles remplissent le but pieux de leur établissement. La politique, d’accord avec la piété, a donc fait sagement de ne s’occuper que de la régénération des clercs séculiers, c’est-à-dire de ceux qui sont vraiment préposés, par leur origine et leur caractère, à l’exercice du culte. La discipline ecclésiastique ne sera plus défigurée par des exemptions et des privilèges funestes et injustes, ou par des établissements arbitraires qui n’étaient point de la religion. »
On reconnaît ici la survivance tenace de l’esprit du XVIIIe siècle, de l’esprit de Joseph II. Quand des congrégations actives existent, il est nécessaire qu’elles remplissent le but pieux de leur établissement. C’est évidemment à l’État d’y veiller, et ceci explique comment les religieuses enseignantes ou hospitalières seront peu à peu reconnues et autorisées.
Les Frères des Écoles chrétiennes pour les écoles des campagnes, les Sulpiciens pour les séminaires, les Lazaristes, les Pères du Saint-Esprit, les Prêtres des Missions Étrangères seront ainsi autorisés. Par contre, les Pères de la Foi seront étroitement surveillés et interdits. Napoléon ne veut que des congrégations actives et utiles ; il ne veut pas de moines ni de moniales. Il sera fait une curieuse exception pour les Trappistes que l’empereur installera sur les cols neigeux des Alpes, se souvenant des services que lui ont rendu avant Marengo les religieux du Grand Saint-Bernard.
4) Restauration des Carmels de France au XIXe siècle
La suppression des 74 carmels français en 1792 va vite faire place à un extraordinaire mouvement de renouveau ; et il nous faut ici évoquer les « restauratrices » du Carmel français. Certains visages se détachent au sein de l’immense cortège des carmélites arrachées à leurs cloîtres.
Ce sont des femmes comme les autres, pourvues de qualités humaines particulières, certes, mais dont on n’aurait probablement pas parlé en d’autres circonstances. L’épreuve les a hissées hors des normes communes du courage. La plupart du temps, ce sont des Prieures. Le poids du supériorat et des responsabilités en ces temps difficiles destinait ces femmes à être mises en avant, on le comprend facilement. Peu habituées à exercer leur charge sur une longue période (les Constitutions de sainte Thérèse fixent à trois années la durée du priorat), il leur faut souvent l’exercer au-delà des limites du raisonnable dans une grande solitude psychologique, en attendant de pouvoir procéder un jour à de nouvelles élections canoniques régulières.
La plus célèbre est sans aucun doute la Mère Thérèse-Camille de l’Enfant Jésus, professe du monastère parisien de la rue de Grenelle. On peut dire qu’elle est l’« âme de la Restauration du Carmel français ».
Mère Camille de Soyecourt
Marie-Thérèse-Françoise-Camille de Soyecourt appartient à une illustre et noble famille d’origine picarde. Lorsqu’en 1784 elle entre au carmel à l’âge de 27 ans, l’événement ne passe pas inaperçu. Madame Louise de France, Prieure du carmel de Saint-Denis et tante du Roi envoie à la Maîtresse des novices du couvent de la rue de Grenelle l’instruction suivante : « Qu’on ne me gâte pas cette petite de Soyecourt ! Qu’on n’en fasse pas une poule mouillée ! » L’avertissement sera scrupuleusement suivi.
Arrêtée le 29 mars 1793, rue Mouffetard où elle vivait avec quelques-unes de ses compagnes, elle est enfermée à Sainte-Pélagie puis libérée le 11 mai. La paix revenue, du fait que ses parents n’avaient pas émigré (beaucoup des membres de sa famille périrent guillotinés ou emprisonnés), les biens du Comte de Soyecourt ne sont pas confisqués. Un décret adopté en 1796 autorise les nobles non émigrés à rentrer en possession de leurs fonds. Orpheline, sœur Thérèse-Camille hérite d’une fortune considérable que Pie VII, qui l’avait en grande affection, lui fait un devoir de conserver. La carmélite emploie cet argent au service de son Ordre et de l’Église. En 1797, elle rachète le couvent des carmes de la rue de Vaugirard où son père avait été emprisonné avant de partir pour l’échafaud. Là, elle reconstitue un carmel clandestin dont, en 1800, elle est élue Prieure.
Le monastère devient très vite une plaque tournante. La Prieure y recueille des carmélites errantes et isolées puis les redistribue dans de multiples groupes renaissant de leurs cendres. C’est ainsi que la Mère Camille participe activement à la restauration des monastères de Paris, Bourges, Compiègne, Pontoise, Trévoux, etc… Innombrables sont les initiatives de cette moniale insatiable dotée d’un sens génial de l’organisation. Elle contribue à relever la paroisse de Saint-Sulpice, recueille des prêtres indigents qui sortent de prison ou rentrent d’exil. Elle prend sur sa cassette personnelle pour assister le Séminaire du Saint-Esprit, de nombreux instituts religieux et œuvres pieuses. Plus tard, Pie VII prisonnier à Fontainebleau et ses Cardinaux gardés à vue par la police, sont aidés efficacement par les « millions de la carmélite ». La Mère Camille n’a peur de rien. Lorsqu’en 1809 l’Empereur est excommunié pour s’être emparé des États Pontificaux, la carmélite répand des copies de la bulle d’excommunication qu’on avait pris soin de tenir cachée en France. Suspecte, elle est arrêtée puis exilée à Guise (1811-1813). Napoléon la persécute et l’admire tout à la fois. Au déclin de sa puissance, il permet à la Prieure, une fois libérée, de rétablir la clôture et le port de l’habit religieux dans son monastère.
« Du moment que l’Empire n’est pas en jeu, déclarait-il, il n’est pas prudent de discuter avec Madame de Soyecourt. Si tous ceux qui sont pour moi avaient la fidélité de cette femme pour les causes qu’elle soutient, je n’aurais pas tant de soucis ».
Très attachée à son couvent de la rue de Vaugirard, la Mère Camille achève sa vie féconde par un dernier acte de générosité particulièrement méritoire. En 1845, elle cède ses bâtiments à Monseigneur Affre qui va y fonder l’École des Carmes, berceau de l’Institut Catholique de Paris. La carmélite, elle, meurt quatre années plus tard, à l’âge de 91 ans, entre les murs d’un nouveau couvent situé à quelques mètres de celui des Carmes.
D’autres femmes d’envergure
L’envergure de la Mère Camille, exceptionnelle et reconnue comme telle, semble avoir porté ombrage à d’autres moniales non moins valeureuses : la Mère Geneviève-Fleur de Sainte-Thérèse (1765-1848), professe de Montauban, mérite une mention toute particulière. Après une année d’incarcération avec toutes ses soeurs (1794), la « Mère Fleur » (c’est là son appellation courante) reprend possession de son monastère. Expulsées de nouveau par des intrus qui s’emparent des bâtiments en 1799, les moniales peuvent enfin réintégrer leur couvent grâce à la vaillante Prieure qui rachète, lot après lot, son ancien carmel (1801). Une fois bien établie chez elle, cette digne fille de sainte Thérèse assure personnellement la fondation des monastères de Cahors (1824) et Carcassonne (1833), tout en restaurant les carmels de Lectoure (1826) et Auch (1835). Ne pouvant pas agir sur tous les fronts en même temps, elle envoie ses moniales relever les fondations de Pamiers (1804), Agen (1807), Limoges (1808), Toulouse (1818) et fonder à Rodez (1825), Figeac (1833) et Saint-Flour (1839).
Dans un autre domaine, celui de la longévité dans l’exercice de sa charge, la Mère Victoire de Sainte-Thérèse (1742-1823) du carmel de Poitiers exerce un priorat de 32 années (1787-1819), menant ses filles d’une main ferme, contre vents et marées. La Mère Marie de Saint Hilarion, Prieure d’Aix depuis 1786, rassemble les carmélites isolées provenant des divers monastères de la région. Un évêque n’hésite pas à la comparer à « une poule qui crie afin de rassembler ses poussins sous ses ailes ».
Sous la houlette de ces femmes de terrain étonnamment efficaces dans un monde hostile, les moniales dispersées vivent souvent dans des conditions invraisemblables pour ne pas dire rocambolesques. Les survivantes qui décrivent ces temps héroïques donnent l’impression d’avoir été entraînées par ces femmes fortes dans une véritable « histoire sainte ». C’est la raison pour laquelle les images bibliques s’imposent sous la plume de telle ou telle chroniqueuse. La Mère Louise-Jeanne-Thérèse de Jésus, qui reconstitua le carmel de Troyes, est comparée dans sa circulaire nécrologique au scribe Esdras remettant la loi en vigueur après la captivité de Babylone. Les chroniques du monastère d’Amiens notent, en évoquant une vénérable Prieure rescapée du cataclysme révolutionnaire : « Plus heureuse que Moïse, la Mère Saint Jean-Baptiste était rentrée avec ses Filles dans la terre promise ».
La pacification progressive
Nous avons vu que lorsque survient le « 9 Thermidor », le Carmel français est officiellement anéanti. La chute de Robespierre, en fait, marque le début d’un très lent et délicat « dégel » ponctué de soubresauts persécuteurs. Le mouvement n’en demeure pas moins inexorable et dure vingt ans environ.
Jusqu’à la fin de l’Empire, les autorités civiles « ferment les yeux » sur les initiatives émanant des carmélites, dans la mesure où celles-ci restent discrètes et ne contreviennent pas à l’ordre public. Les sœurs, de leur côté, agissent avec prudence et parent au plus urgent.
Certaines communautés (Amiens, Beaune, Montauban, Orléans) n’ont presque pas connu de rupture ou de séparation. Au seuil de l’Empire (1804), 25 des 74 communautés dissoutes sont déjà reconstituées. C’est beaucoup. Certaines le sont « de fait » très tôt mais pas toujours de manière officielle. C’est le cas de Troyes II et Pont-Audemer dès 1794, Paris III (rue de Grenelle) en 1795, Tours en 1798. Les deux anciennes communautés de Bordeaux fusionnent en 1804, celle de Narbonne survit jusqu’en 1835.
Devenu Empereur, Napoléon ne modifiera pas sa position de défiance vis-à-vis des religieux, sauf pour certaines congrégations charitables utiles au rétablissement d’une France forte et dynamique. Quelques groupes de carmélites, poussés par la nécessité, s’abritent derrière une "couverture" caritative. C’est le cas - très particulier- des communautés de carmélites enseignantes (Sens, Orléans, Blois, Angoulême, Douai et Dijon).
Les années passant, Napoléon se fait plus conciliant. L’Empire décline et l’attitude des carmélites n’est pas provocatrice. De nombreuses communautés se reconstituent, s’installent sans faire de bruit et mettent les autorités civiles devant le fait accompli. Lorsque tout danger semble écarté, les soeurs reprennent l’habit (si elles ne l’ont pas déjà) et procèdent à des élections régulières, les premières depuis la fin de l’Ancien Régime. Les plus jeunes d’entre elles peuvent enfin émettre leurs voeux, les clôtures sont canoniquement rétablies. D’une façon générale, le port de l’habit ne suscite pas trop de problèmes pour les carmélites puisque celles-ci sont cloîtrées et ne s’exposent pas à le porter publiquement. Il en va autrement pour nombre de congrégations actives, surtout masculines. Même sous la Restauration subsistent bien des préjugés anticléricaux et gallicans dont les religieux sont les premières victimes. Le port du costume ecclésiastique des réguliers s’avère alors emblématique et soulève de multiples oppositions.
C’est surtout avec l’avènement de la Restauration (1814) que le renouveau carmélitain se confirme et s’amplifie, moyennant quelques obstacles inévitables.
Trois restaurations, extrêmement difficiles, sont abandonnées puis reprises, au risque de paraître interminables : Dijon (de 1806 à 1864), Saint-Denis (de 1807 à 1860) et Compiègne (de 1814 à 1866). D’autres restaurations « longues » se révèlent particulièrement émouvantes puisqu’elles sont dues aux dernières survivantes et représentantes de ces mêmes carmels sous l’Ancien Régime. C’est notamment le cas d’Arles (1823), Lectoure (1825) et Chambéry (1825). A Angoulême, Compiègne, Dijon, Douai, Narbonne, Pamiers et Toulouse, des premiers essais de restaurations avortent. Plus favorisées sont les soeurs qui ont la joie de pouvoir récupérer les bâtiments qu’elles occupaient avant la Révolution (à Angers, Lectoure, Montauban, Morlaix, Pamiers, Pontoise, Reims, Saint-Denis, Sens et Tours). « La patience obtient tout » disait sainte Thérèse…
La restauration du monastère d’Aix prend des allures d’un véritable retour aux sources hautement symbolique puisque les soeurs s’établissent momentanément (1805) dans la même maison qui avait reçu les fondatrices de leur carmel en 1625.
Quelques chiffres illustrent bien le « printemps » du Carmel français au XIXe siècle :
- De 1814 à 1830, 8 communautés sont restaurées et 8 monastères nouveaux sont fondés.
- De 1831 à 1850, 5 communautés supplémentaires sont rétablies auxquelles s’ajoutent 20 fondations nouvelles.
Les fondations, progressivement, prennent le relais des restaurations :
Bilan de la restauration des 74 carmels fermés au moment de la Révolution
- Jusqu’en 1804 : 25 restaurations
- De 1805 à 1813 : 6 restaurations
- De 1814 à 1830 : 8 restaurations
- De 1831 à 1850 : 5 restaurations
- Après 1850 : 7 restaurations TOTAL : 51 restaurations
- Bilan des fondations, jusqu’en 1830 : 8 fondations
- De 1831 à 1850 : 20 fondations
- De 1851 à 1901 : 59 fondations
TOTAL : 87 fondations
Une importante vague de fondations se maintient pendant tout le second quart du XIXe siècle. Trois exemples sont significatifs : le carmel de Cahors, fondé en 1824, atteint très vite son autonomie et devient fondateur des communautés de Figeac (1833) et de Saint Flour (1839). Le monastère de Montauban assume sans difficulté particulière trois fondations, au rythme d’une fondation tous les dix ans : Cahors en 1824, Carcassonne en 1833 et Villefranche-de-Rouergue en 1844. Les trois fondations du carmel de Toulouse sont encore plus rapprochées dans le temps : Bagnères-de-Bigorre et Oloron-Sainte-Marie en 1833, Libourne en 1838. Aux alentours de 1845, l’extinction des 23 monastères non relevés après la Révolution est contrebalancée par autant de fondations nouvelles. L’avenir du Carmel français est assuré.
L’expansion amorcée se poursuit pour culminer, au moment des expulsions de 1901, avec un total de 132 carmels en France, soit 58 de plus qu’à la veille de la Révolution.
5) L’impact des conquêtes françaises en Europe (1792-1814)
La destruction des Ordres religieux, totale en France, devait s’étendre avec des vicissitudes diverses à toute la partie de l’Europe occupée par les Français, jusqu’à la chute de Napoléon en 1815. L’invasion, puis l’occupation par les soldats de la Révolution commencèrent dès 1792. Ce furent d’abord terreur et désordre, puis installation et organisation. L’invasion fut redoutable au premier chef pour les émigrés, dont beaucoup furent repris, mais elle le fut aussi pour les habitants du pays. Dans les Flandres, un certain nombre de Carmes rejoignirent sur les pontons leurs frères français ; la vie religieuse, qui renaissait difficilement après la persécution de Joseph II, fut de nouveau éteinte, et beaucoup plus complètement qu’auparavant.
A la fin de 1792, la Savoie fut conquise et peu après rattachée à la France. Le Carmel de Chambéry fut dispersé ; les religieuses qui ne purent s’enfuir furent incarcérées.
L’invasion va ainsi gagner la Suisse, l’Italie, la Rhénanie et une grande partie de l’Allemagne de l’Ouest, l’Espagne et le Portugal. En 1799 le Directoire envoie Bonaparte en Égypte. Renouvelant, mais dans un esprit bien différent, le geste des Français au temps des Croisades, le général débarque en Palestine et s’efforce en vain de s’emparer de Saint-Jean d’Acre ; après deux mois de siège inutile, il doit rembarquer, mais il abandonne, dans le couvent du Mont Carmel transformé en ambulance, les blessés et les malades de son armée, au nombre de plus de deux mille.
A peine l’armée française eut-elle disparu que, malgré la résistance des commissaires britanniques, les Janissaires de Djezzar montèrent au Carmel, se ruèrent sur les malades et les blessés, et les massacrèrent tous. Puis tournant leur rage contre les religieux, ils les maltraitèrent et les chassèrent de leur couvent qu’ils saccagèrent et rendirent inhabitable. La solitude de la mort régna de nouveau sur le Carmel. En 1804, nos malheureux compatriotes n’avaient pas encore reçu la sépulture. Le Père Jules du Saint-Sauveur, délégué par ses supérieurs, reparut alors sur la Sainte Montagne pour reprendre possession du couvent. Un spectacle émouvant frappa ses regards. Çà et là, des ossements humains étaient dispersés dans l’église, dans les cours, dans les corridors et cellules en ruines. Le religieux, ému de compassion, réunit tous ces ossements et les cacha dans plusieurs grottes dont il mura l’entrée. Mais les pierres s’écroulèrent, les animaux sauvages dispersèrent de nouveau les restes des soldats français. Quelques années plus tard, le frère Mathieu, au cours des travaux de construction, les fit recueillir une seconde fois, et placer sons une modeste pyramide, dans le jardin du couvent.
Les dévastations devaient être bien plus désolantes encore à travers l’Europe. Partout le principe dirigeant de la politique est le même, plus ou moins nuancé ou différé dans l’exécution par les résistances locales : il s’agit d’instaurer le régime français. En Espagne, la résistance restera toujours violente et sanglante ; la conquête et la présence françaises ne seront jamais pacifiques ; elles provoqueront souvent des scènes d’horreur.
Dans les autres zones, la violence est moindre. Deux systèmes sont établis : les royaumes satellites dont les rois sont ou les frères de Napoléon ou quelques-uns de ses généraux ; le rattachement pur et simple à la France, la région conquise découpée en départements français en vue de l’assimilation ; lorsque celle-ci est jugée suffisante, un décret impérial règle la situation légale. Dès 1802 (20 Prairial an X), un arrêté du 9 juin porte suppression des Ordres monastiques et Congrégations religieuses dans les départements de la Sarre, de la Ruhr, de Rhin et Moselle, et du Mont Tonnerre (Suisse). Les décrets se suivront ainsi au fur et à mesure. Comme en 1791, les biens des couvents sont absorbés par le Domaine ; des pensions sont prévues pour assurer la subsistance des religieux et religieuses rendus à la liberté.
III- La situation en Europe (1815-1850)
Un difficile renouveau
Après la chute définitive de Napoléon en 1815, le pape Pie VII s’appliqua de toute son énergie à réorganiser l’Église dans l’Europe précédemment occupée par les Français. Les États se reconstituaient, les princes dépossédés retrouvaient leur trône ; de multiples concordats furent conclus.
Naturellement, le Pape voulut le rétablissement des Ordres et Congrégations religieuses. Il n’y réussit qu’en partie ; sur ce point et sur d’autres les princes soulevèrent des difficultés, devant lesquelles il fallut bien que les négociateurs pontificaux consentissent des concessions.
La persistance des préjugés du XVIIIe siècle ne suffit pas à expliquer le fait. Malgré les persécutions subies, malgré leurs martyrs, les Ordres religieux, surtout masculins, n’ont pas réussi à reconquérir l’estime des populations. La politique napoléonienne, autorisant et favorisant les congrégations actives et utiles, a fait passer à l’acte les idées de l’âge précédent, les a fixées pourrait-on dire. Dans les pays qu’ils occupaient, les Français à certains points de vue se sont rendus odieux ; mais tandis qu’ils pillaient d’une main, ils donnaient de l’autre : ils semaient des idées dont beaucoup étaient justes. Le bouleversement qu’ils ont déclenché et qui a beaucoup détruit a aussi secoué bien des routines, réveillé bien des torpeurs, renversé des situations injustifiées et paresseusement maintenues.
Dieu sait que la vie monastique n’est pas une vie d’oisiveté, mais il était regrettable que trop souvent elle parût telle. Son statut juridique était lié à des formes sociales qui de plus en plus se modifiaient. Reconnaissance et protection des vœux monastiques par la loi, privilèges de toutes sortes accordés à l’état religieux : une fraction importante de l’opinion publique ne concevait pas que ces dispositions du Droit ancien puissent être rétablies. Il ne faut pas non plus passer sous silence la préoccupation latente du pouvoir civil toujours inquiet de voir renaître et grandir, sans qu’il eût le moyen de régler sa croissance, une puissance religieuse moralement et économiquement en marge.
L’anticléricalisme espagnol
Chose curieuse, c’est en Espagne, où pourtant la résistance à Napoléon montra le plus de vigueur, que la remise en état des couvents rencontra le plus d’obstacles. Un espagnol disait un jour à un officier de l’armée d’occupation qu’il pardonnait beaucoup aux Français parce qu’ils avaient délivré les Espagnols de l’Inquisition : réflexion très significative.
Les audaces de la Constitution espagnole de 1812 se limitent à la suppression de l’Inquisition avec confiscation de ses biens. Elle ne porte pas atteinte à la vie religieuse : tant de religieux ont combattu l’envahisseur dans les guérillas. La politique maladroite du roi légitime, Ferdinand VII le désiré, va exaspérer les esprits contre les religieux et la religion en général. Son long règne sera une réaction sans nuance qui se signalera d’abord par le rétablissement de l’Inquisition.
En 1834, une épidémie de choléra ravage Madrid ; les moines sont accusés d’avoir empoisonné les fontaines publiques. La foule fait l’assaut des couvents et quatre-vingts religieux sont massacrés sous les yeux d’une police impuissante. L’année suivante, le gouvernement ordonne la suppression des couvents qui comptent moins de douze profès : plus de neuf cents disparaissent ainsi ; cette mesure ne réussit d’ailleurs pas à apaiser les passions anticléricales déchaînées dans le pays : à Saragosse, à Barcelone et ailleurs, les couvents sont brûlés et les religieux massacrés.
En 1836, une commission effectue la transformation en casernes ou bureaux militaires des couvents évacués. La Régente, dans son discours aux Cortès le 22 mars, s’exprime dans les termes suivants : « Il n’est pas douteux que les associations religieuses ont, en d’autres temps, rendu de grands services à l’Église et à l’État. Mais, comme elles ne se trouvent plus aujourd’hui en harmonie avec les principes de la civilisation, ni avec les nécessités du siècle, la voix de l’opinion demandait qu’elles fussent supprimées. »
Il faudra attendre le concordat de 1851 pour que soient autorisés, à la satisfaction de Rome, l’existence des Ordres et Congrégations. La paix religieuse est revenue, mais pour combien de temps ?
Ces troubles au pays de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix présentent à l’état de paroxysme le malaise qui subsiste dans une grande partie de l’Europe catholique. L’Église demeure suspecte et dans l’Église, plus spécialement, les Ordres religieux.
De cette suspicion imméritée, il ne suffit pas d’accuser les philosophes, le despotisme et les sociétés secrètes. Ces trois causes ne sont elles-mêmes qu’un effet de l’affadissement religieux constaté avant la crise révolutionnaire et dont le souvenir persiste. Purifiés par l’épreuve, moines et moniales ont retrouvé presque partout l’idéal de leur vocation : ils sont vertueux et même fervents. Mais il faudra bien du temps pour qu’ils se fassent accepter sans conteste.