L’Évangile de ce jour nous présente deux figures bien connues des chrétiens : Marthe et Marie. Et on les identifie rapidement, en les opposant, aux actifs et aux contemplatifs. Marthe serait celle qui sait être efficace, réaliser une tâche utile, tandis que Marie saurait prendre le temps d’écouter Jésus, la Parole de Dieu. Et selon que nous sommes plus sensibles aux besoins matériels immédiats ou aux biens spirituels, on justifiera l’un et critiquera l’autre.
Si on en reste à cette analyse simple, trop simple, la réflexion de Jésus à Marthe est incompréhensible, voire injuste. « Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas retirée. » Car selon cette analyse simpliste, alors, Jésus prend parti de l’un contre l’autre, et oublie le repas qu’il sera bien content de manger. Si la contemplation est supérieure à l’action, pourrait dire Marthe, alors que Jésus et Marie vivent d’amour et d’eau fraîche ! Et, à plusieurs reprises, Jésus nous invite à une charité active, notamment quand il nous prévient : « Ce n’est pas en me disant : Seigneur, Seigneur, qu’on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » (Mt 7,21)
Si Jésus se permet de reprendre Marthe, ce n’est pas parce qu’elle agit, mais parce qu’elle s’agite. « Marthe, Marthe, tu te soucies et tu t’agites pour beaucoup de choses. » Agir et s’agiter, ce n’est pas la même chose. Comme ne rien faire, ce n’est pas forcément prier et encore moins être un contemplatif. Car dans toute vie, une seule chose est nécessaire, comme le précise Jésus et c’est parce que Marie, contrairement à Marthe, sait mettre en œuvre cet unique nécessaire que le Seigneur la loue. Quelle est donc cette chose unique et nécessaire ? En négatif, Marthe nous aide à le comprendre.
Que nous dit l’Évangile de l’attitude de Marthe : elle est absorbée par les multiples tâches du service, elle s’agite et se soucie, et enfin elle proteste contre sa sœur. Reprenons brièvement ces attitudes. Tout d’abord elle est absorbée par les tâches, c’est-à-dire que son regard se limite à ce qu’il y a à faire. Entièrement préoccupée par l’organisation, elle oublie pourquoi elle sert, pour qui elle rend service. La valeur de nos actions tient pour une grande part à ce “pour quoi, pour qui”. Plus que l’ambition ou la réussite, l’amour n’est-il pas le motif le plus puissant de nos actions ? Si notre regard se fixe sur la matérialité de nos œuvres, si nous perdons le sens, la finalité de notre travail, de nos services, alors on risque fort d’être submergé par l’ampleur de nos devoirs, ou découragé par l’incessant recommencement. En oubliant la raison de son service, ici l’amour de Jésus, Marthe s’agite plus qu’elle n’agit. Et ainsi, Marthe proteste : Ce n’est pas juste, il n’y a que moi qui travaille ! Elle perd ainsi le jugement juste sur ceux qui l’entourent. La discorde s’installe entre ceux qui devraient être unis. En perdant le sens de son service, elle perd aussi la joie et la paix intérieure.
Entre s’agiter et rouspéter, ou écouter paisiblement la Parole de Dieu, la meilleure part est facilement discernable. Il ne s’agit pas dans cet Evangile de décrire la figure du chrétien actif et celle du contemplatif, en les opposant, mais de nous mettre en garde contre la perte du sens qui nous fait perdre pied. Car si être un chrétien actif, c’est s’agiter et rouspéter, est-ce vraiment être charitable ? Si nos services et notre travail ne trouvent pas un sens positif dans l’amour, ils deviennent un esclavage dont il faut se libérer. En oubliant que notre travail, nos services prennent place et sens dans une dynamique de vie qui tend, pour nous chrétiens, à la perfection de la charité, on en vient à se perdre, à se dissoudre dans un matérialisme insensé.
Pour le chrétien, toute sa vie tend à exprimer l’amour de Dieu qui est la Vie en plénitude. Dès lors on comprend que prière et action ne s’opposent que si l’un et l’autre se vivent dans leur médiocrité. C’est-à-dire si la prière se définit comme une simple inactivité, et l’action comme une simple agitation. Mais si la prière et l’action se vivent comme une mise en œuvre et un apprentissage de la charité, alors elles deviennent toutes deux une manière unique et unifiée d’être à Dieu et d’être au monde.
On croit comprendre aisément comment l’action est mise en œuvre de la charité, mais c’est, me semble-t-il, souvent de manière superficielle. On pense que dès que je rends service à quelqu’un ou lui dit une parole aimable, alors je suis charitable. Et ainsi, on s’imagine que la perfection de la charité consiste à multiplier au maximum les actes, et l’on s’accusera de tout ce qu’on n’a pas pu faire. Mais alors comment comprendre cette phrase de St Paul dans son hymne à la Charité : « Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » Comme Marthe, on peut faire tout cela sans avoir la charité. Car du point de vu de la Foi, une œuvre charitable prend tout son poids et sa valeur quand elle n’est pas simplement œuvre de la volonté humaine, mais collaboration de notre liberté à l’œuvre de Dieu. Le monde, comme notre vie, chacune de nos actions ne trouvent leur valeur et leur sens les plus profonds que lorsqu’ils trouvent en l’Amour trinitaire leur source et leur accomplissement. Ainsi Jésus nous dit : « Je suis la vigne ; vous, les sarments. Celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment et il se dessèche ; on les ramasse et on les jette au feu et ils brûlent. » (Jn 15, 5-6) La véritable action chrétienne de charité est une union intime avec Jésus, on ne peut donc pas l’opposer à la prière.
D’ailleurs la prière est elle-même une œuvre, un travail où l’on apprend à aimer. Il me semble que pour durer dans la prière personnelle et entrer dans une relation profonde avec le Seigneur, mieux vaut aborder ce temps comme un lieu où je donne plutôt qu’un lieu où je reçois, un lieu de ressourcement. Nous apprenons à donner le temps sans espoir de pouvoir le reprendre, nous apprenons à renouveler une attention amoureuse qui semble se perdre dans le silence, nous accueillons ce qui nous est donné sans pouvoir saisir celui que nous désirons. La prière qui participe au mouvement de la vie trinitaire de don et d’accueil, comme école de pauvreté et d’humilité, est certainement la meilleure école pour une vie évangélique et fraternelle.
Lorsqu’à la fin d’un enseignement sur la prière, une personne vient me dire : « Vous savez, Père, moi je suis plutôt Marthe que Marie », je crains que cette personne, oubliant l’Amour, n’ait pas compris ce qu’étaient ni la véritable prière ni la véritable action chrétienne. Prier comme servir, c’est aimer, à l’oublier, on se laisse submerger, on s’agite, on proteste, et on abandonne l’un comme l’autre. Amen !
Fr. Antoine-Marie Leduc, o.c.d.