La profession de foi de Simon marque un grand tournant dans la vie publique de Jésus. Désormais il va privilégier la formation de ses disciples les plus proches et commencer à leur annoncer sa passion et sa résurrection. Si bien que la question : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’Homme ? » résonne un peu comme le bilan de son ministère galiléen. Après tant d’heures de prédication, tant de journées remplies de guérisons et de miracles, les gens sont encore divisés à son sujet. Au maximum l’idée leur vient de comparer Jésus à des personnages déjà connus, comme Jérémie ou Jean-Baptiste, ou encore à un prophète comme Élie, dont on attendait le retour comme signal des temps du Messie.
La réponse de Simon va beaucoup plus loin, parce qu’il accepte de dépasser le niveau de la chair et du sang, c’est-à-dire un jugement purement humain et les critères habituels dans les sociétés humaines. « La chair et le sang », c’est l’homme laissé à ses limites, à ses lourdeurs, à ses raideurs, à ses fermetures ; c’est l’homme raisonneur, inapte aux nouveautés de Dieu.
Devant Jésus, l’Envoyé de Dieu, c’est tout cela qu’il faut traverser pour pouvoir lui dire : « Tu es le Christ. Non seulement tu nous rappelles les grands croyants du passé, les forces prophétiques du passé, mais tu es toi-même le Messie attendu qui nous ouvre l’avenir. »Tu es le Fils du Dieu vivant« , ajoute Simon, et par là il essaie de dire le mystère qui le fascine déjà dans la personne de Jésus : il agit, il parle, il vit par Celui qu’il ose appeler »mon Père".
Simon s’est laissé enseigner par Dieu ; il a laissé Dieu le « tirer vers Jésus » (Jn 6,44). Aussitôt après cette réponse de foi, qui est un engagement devant tous pour son ami Jésus, Simon va vivre un moment de grâce extraordinaire. D’abord Jésus fait de lui le porteur d’une béatitude : « Bienheureux es-tu, Simon fils de Yonas ! » C’est la béatitude - c’est-à-dire le bonheur annoncé - de ceux et de celles qui savent faire et refaire le pas de la foi, et qui osent tout miser sur la parole de l’Ami. Puis Jésus lui donne un nom nouveau, qui sera programme de vie : « Tu es kîfa’ , tu es la Pierre, tu es le Rocher ». C’est une parole créatrice, recréatrice. Jésus dit, et il fait. Désormais Simon le pécheur sera rocher de fondation pour l’Église de Jésus.
L’expérience de Simon Pierre, de Simon le Rocher, a beaucoup à nous dire. Certes, c’est son privilège d’être la pierre de fondation, le porte-parole et le responsable des Douze, le deuxième pasteur après Jésus. Nous ne sommes, pour notre part, que des pierres vivantes, insérées dans la construction. Mais en un sens, et à notre niveau, nous avons à devenir pierres de fondation, soit pour la famille que nous avons fondée, soit pour l’œuvre qui nous est confiée, soit, pour nous, sœurs et frères du Carmel, en vue de transmettre la flamme de la vie contemplative, sans déperdition, à celles et à ceux qui viendront sur la Montagne après nous, appelés par le Seigneur, « fascinés » par lui, comme disait sœur Elisabeth.
C’est la consigne laissée explicitement par notre mère sainte Thérèse : « Mes filles, considérez-vous toujours comme des pierres de fondations pour celles qui viendront après vous ». Et pour ce faire, il n’est que de suivre la voie ouverte par Simon Pierre.
Il nous faut dépasser la chair et le sang, cesser de tout ramener aux proportions de notre intelligence et de notre cœur, cesser de faire attendre le Maître en lui marchandant notre foi et notre confiance, et oser dire enfin à notre ami Jésus la parole pour nous décisive : « Tu es le Christ, le Fils de Dieu : à toi je remets toutes mes forces, pour aujourd’hui et pour demain ».
Il nous faut devenir enseignables ; enseignables par Dieu qui, patiemment, paternellement, nous tire vers Jésus, enseignables par la communauté de Jésus, rassemblée fraternellement autour de Pierre pour le compte du Pasteur, enseignables par les guides que Dieu nous donne, parfois inattendus, mais qui sont pour nous des relais vers la lumière de Jésus.
Il nous faut entrer dans la béatitude de Simon le Rocher, dans le bonheur de ceux qui confessent le Christ, qui ne rougissent pas du Christ, et qui acceptent une fois pour toutes de faire fond sur Jésus sauveur.
Il nous faut enfin - et cet effort-là nous réserve une grande joie et une grande douceur - tendre l’oreille, filialement, pour percevoir le nom nouveau que la bouche du Seigneur prononcera (Is 62,2), le nom d’amitié et de grâce que Jésus a trouvé pour nous, et qui dit à la fois notre mission dans l’Église et notre place dans le cœur de Dieu.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.