« Des ennemis de la Croix du Christ » … La phrase de Paul a dû jeter un froid dans la communauté de Philippes. Elle fait passer encore une ombre dans notre cœur chaque fois que nous l’entendons proclamer. Et tout comme les disciples après la confidence attristée de Jésus au soir de la Cène :« L’un de vous va me trahir », nous sommes tentés de demander :« Est-ce moi, Seigneur ? »
La croix du corps est bien présente sous nos yeux, dans toutes nos communautés, et nos sœurs âgées ou malades nous montrent comment la porter : « Elles ont déjà leur cité dans le ciel, et elles attendent, comme Sauveur, le Seigneur Jésus Christ qui transformera leur corps humilié pour le rendre semblable à son corps de gloire » (Ph 3,20).
Il nous arrive d’évoquer la croix du corps qui nous attend, nous aussi, et de nous représenter face à telle misère, à telle souffrance, à telle impuissance ; et nos mains craignent les clous. Mais il pourrait y avoir une intempérance spirituelle à vivre ainsi d’avance des choses incertaines, et la croix imaginée n’est pas pour nous la vraie croix.
La croix authentique, la croix sanctifiante, la croix glorifiante, c’est celle qui nous unit dès aujourd’hui, rien que pour aujourd’hui, à la croix de Jésus, c’est la croix qu’il nous faut porter tous les jours.
Pour une part, pour une grande part, elle est liée à notre vie fraternelle, à la promesse que nous avons faite de rester solidaire de toutes nos sœurs, à la vie et à la mort.
Parfois, dans la vie fraternelle, nous allons d’étonnement en étonnement, de scandale en scandale. Nous n’imaginions pas que Dieu nous ferait vivre telle déception, nous demanderait tel dépassement, nous maintiendrait dans telle insécurité communautaire. Et nous souhaiterions écarter au préalable ces obstacles pour commencer à vivre. Or c’est là qu’il faut vivre, c’est par là qu’il faut aimer.
Nous risquons de ne plus apercevoir la croix que Jésus nous propose, lorsque nous nous heurtons, en communauté, à des comportements, à des attitudes qui ne devraient pas être, à des situations injustifiables. Or c’est là surtout que Jésus attend notre amour, car sa croix à lui a été aussi scandaleuse, son procès, dans un déploiement de haine, a été injustifiable.
La croix de Jésus n’a pas été que torture du corps : elle a été dérision, ignominie, atteinte à sa dignité d’homme, reniement de toute son œuvre ; et c’est en contemplant son visage douloureux, en regardant son amour blessé, que nous comprenons jusqu’où doit aller, en communauté, l’oubli de nous-mêmes, jusqu’où il faut assumer « les choses qui ne devraient pas être », jusqu’où il nous faut donner et nous laisser prendre.
« Nul n’a d’amour plus grand que celui qui dépose sa vie pour ceux qu’il aime ». Ce fut sur terre le secret de la joie de Jésus ; c’était l’habitude de fond qui unifiait sa vie, parce que ce don de lui- même, de tous ses instants, de toute son attention, de tout son respect, de sa tendresse si libre et si forte, était la traduction, jour après jour, de son amour filial. C’est en aimant ainsi, sans lassitude, sans retour, sans frontière, qu’il entrait dans la volonté du Père et qu’il demeurait dans son amour. Cette joie de Jésus, sa joie de Fils libre dans la maison du Père, nous est donnée dès ici-bas en partage, non pas malgré la croix, mais sous la croix que nous portons et sur la croix qui nous porte.
« Réjouissez-vous dans le Seigneur en tout temps », nous dit Paul. Tout le temps de notre exode est déjà le temps de la joie, car le Saint est proche, tout proche parce qu’il vient, tout proche parce qu’il vit, en chacune et en toutes. C’est ce qu’il redit chaque jour à la communauté réunie par l’Eucharistie, à ce moment où Jésus ramène chacune au désert de sa solitude et relance les sœurs vers la Terre Promise.
« Réjouissez-vous dans le Seigneur ». C’est ce que nous suggère avec beaucoup de douceur. Celle qui si souvent l’a tenu, enfant, dans ses bras, celle qui a vécu près de Lui trente ans de solitude heureuse, celle que Jésus a retrouvée, l’Heure venue, debout au pied de la Croix.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.