St Luc a mis un soin particulier dans l’ouverture de son Évangile. Par une longue phrase, noble et presque solennelle, il annonce un récit, et précise son but. Et il commence par se situer dans une tradition : « Beaucoup, dit-il, ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous. » Il ambitionne un récit plus large, appuyé sur une enquête encore plus exigeante : « J’ai décidé, moi aussi, après m’être informé exactement de tout depuis le début, d’en écrire pour toi l’exposé suivi ». De fait Luc, dans son œuvre articulée en deux parties, accordera une place de choix au début de la vie de Jésus, son Évangile, puis aux débuts de l’expansion de l’Église dans les Actes d’apôtres.
Déjà à l’époque de Luc, les contemporains de Jésus commençaient à disparaître, et les prédicateurs chrétiens se heurtaient, dans l’opinion publique, à des rumeurs ou à des insinuations contradictoires au sujet de Jésus et de son œuvre. Les convictions que Luc s’efforce de transmettre dépassent le simple souci historique, et son propos est finalement catéchétique, comme il le déclare clairement à Théophile : « J’ai décidé d’écrire pour toi un exposé suivi, pour que tu te rendes compte de la sûreté des enseignements que tu as reçus. »
Disciple passionné d’un Jésus qu’il n’a pas connu, Luc veut aider les croyants dans leur acte de foi. Pour lui, le message que l’Église transmet s’enracine directement dans l’œuvre et la pensée de Jésus ; le socle de la foi, c’est la vie parmi nous de l’Envoyé de Dieu. Luc, à sa manière, offre à chacun de refaire pour son compte le parcours initiatique qui l’a conduit de l’écoute à la Foi, puis de l’adhésion à Jésus au service de la parole. Ainsi, dans l’œuvre de Luc, la Foi tend la main à l’intelligence, non pour effacer le mystère du Fils de Dieu fait homme, mais pour inciter tout croyant à investir dans la découverte du Christ le meilleur de lui-même, de son cœur et de sa liberté.
C’est cette attitude qu’il aurait fallu ce jour-là aux gens de Nazareth pour accepter pareille révélation, l’identification de Jésus au Messie attendu, et pour repartir chez eux en se disant : « le fils du charpentier est habité par l’Esprit de Dieu ; le fils de Joseph a inauguré aujourd’hui la libération d’Israël ! » Car il s’est réalisé pour eux un évènement extraordinaire. Jésus en personne s’est saisi du livre de la Parole de Dieu et l’a proclamé au milieu de la synagogue. Ce moment est grave et émouvant. Cette voix qui monte et cette Parole qui se fait entendre, pour la première fois, coïncident parfaitement. La Parole de Dieu et le timbre qui la porte, l’intonation qui la souligne sont une même et unique chose, ils appartiennent au même mystère de la Parole de Dieu faite chair. Où résonnera-t-elle mieux cette Parole, sinon dans la bouche de Jésus ? Et Jésus, que pourrait-il proclamer à travers elle, sinon lui-même ? Ainsi, la célébration de la Parole atteint vraiment son maximum de densité et d’efficacité. La Parole libère toutes ces énergies, elle est elle-même l’événement. En fermant le livre, Jésus peut dire en vérité : « Cette parole de l’Écriture que vous venez d’entendre, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit ! »
Et Saint Luc ajoute : « Tous, dans la synagogue, avaient les yeux fixés sur lui ». Non seulement, en effet, la Parole fait entendre à notre intelligence, mais elle fait aussi voir à notre cœur. Elle découvre, elle révèle, elle éclaire. Bien plus qu’un message à transmettre, elle est à tel point actualité de l’événement, présence de Dieu et de Jésus, qu’elle nous les rend proches, qu’elle nous fait participants et témoins de leur lumière.
Dans l’exorde de son Évangile que nous avons entendu, saint Luc parle de ceux qui ont été les témoins oculaires de la Parole, avant d’en devenir les serviteurs et les apôtres. Qui sont ces témoins oculaires ? Tout d’abord ceux qui, dans la Parole de la Bible, ont su identifier Jésus parce que, en sens inverse, dans la vie et la mort de Jésus ils avaient pu reconnaître cette Parole qu’ils connaissaient à force de la lire. Ensuite ceux qui, parmi les fidèles de la synagogue de Nazareth qui fixaient Jésus de leur regard, l’ont saisi et reconnu comme étant cette Parole de Dieu accomplie au milieu d’eux. Finalement, jusqu’aujourd’hui, ceux qui, parmi nous, en persévérant dans la Parole de la Bible, en accrochant leur cœur et leurs pensées à elle, en la ruminant inlassablement, patiemment, amoureusement, finissent par y reconnaître les traits du visage de Jésus et par être éblouis de la lumière de son regard.
Ce travail de la foi le Christ nous le demande, lorsqu’il redit, au cœur de notre liturgie, « L’Esprit du Seigneur est sur moi », et lorsqu’il affirme : « Aujourd’hui cette écriture est accomplie en vos oreilles ! » Si aujourd’hui encore la parole de Jésus doit trouver son accomplissement, cela signifie qu’il faut nous identifier, à notre tour, non pas, comme Jésus, au Prophète porteur de l’Esprit, mais aux auditeurs, pour devenir ses témoins et trouver ainsi notre place dans le corps mystique du Christ.
Rassemblés aujourd’hui avec Jésus, comme jadis dans la synagogue de Nazareth, cette liturgie de la Parole et celle du Pain et du Vin qui suivra bientôt, peuvent être pour nous la source même de toute vie. En partageant l’Évangile, en distribuant entre nous ce Pain et ce Vin, c’est la même Parole que nous ruminerons et que nous savourerons, c’est Jésus qu’il nous sera donné de reconnaître au milieu de nous.