Comment ai-je pu mériter cela ? Tel est le cri spontané de beaucoup d’entre nous lorsqu’il nous arrive quelques accidents, quelques malheurs. Ceux-ci, surtout s’ils sont mortels, comme dans l’exemple de l’évangile de ce jour, sont tout de suite interprétés en termes de culpabilité et de responsabilité personnelle, ou bien comme accusations contre Dieu. Or Jésus écarte de telles interprétations vraiment trop simplistes. D’abord, comme il le précise explicitement, parce que ceux à qui il arrive quelque chose ne sont pas plus coupables que les autres, et même souvent ils apparaissent plus innocents.
Aujourd’hui, nous imaginerions facilement que les catastrophes naturelles disent l’impuissance de Dieu à faire le bonheur des hommes. La première lecture nous aide à reprendre les choses à la base. Elle raconte comment Dieu révèle à Moïse son visage, comment il lui dévoile son cœur de Père. Le Seigneur ne se définit pas par sa puissance, par la grandeur de ses actes ou de ses pensées, il ne met pas en avant tout ce que nous lui devons. Quand Dieu se révèle, il manifeste sa proximité. « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple, je connais ses souffrances ». Voici un Dieu qui aime son peuple ! Cette révélation confiée à Moïse sera désormais le socle de la foi d’Israël, la pierre angulaire sur laquelle les croyants peuvent s’appuyer pour traverser l’histoire. Dieu est le Tout-Puissant, le Tout-Autre, aucun être ne lui est comparable, et il est aussi le Tout-Proche, celui vient au devant de son peuple pour lui apporter le salut.
L’interprétation populaire de la mort violente comme punition propose l’image d’un Dieu dans lequel Jésus ne peut reconnaître celui qu’il appelle son Père. Dieu serait un justicier rancunier, attendant le bon moment pour régler ses comptes. Ce motif est illustré par la parabole du figuier. Voilà un figuier auprès duquel le propriétaire, trois ans durant, est venu en vain cherché des fruits. D’une certaine manière, il n’a pas tout à fait tort de s’impatienter et il ordonne donc à son serviteur d’abattre le figuier stérile qui épuise le sol inutilement. Mais le serviteur ne partage pas cet avis. Il sait qu’il faut du temps, plusieurs années, avant qu’un arbre puisse produire sa première figue. Il sait qu’il faut aussi des soins plus prononcés, une confiance dans la nature qui donne le temps nécessaire. Ainsi il implore un sursis : « laisse-le encore cette année, le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon tu le couperas. »
Tel est l’attitude de Dieu avec chacun d’entre nous, tel est la mesure de son cœur pour les justes comme pour les pêcheurs, et encore un peu plus pour les pêcheurs que pour les justes, étant donné que tous également, comme le rappelle St Paul, sont les fils de la colère, si Dieu n’écoutait que la stricte équité, mais que tous aussi sont appelés à devenir fils de la grâce, fils de son amour, dans la mesure où, en dernière analyse, Dieu prête d’abord attention à son cœur, à son affection pour nous. Dieu commence donc par nous accorder du temps, gratuitement, généreusement et surabondamment. Un temps qui n’est pas d’abord au service de sa colère, dans lequel Dieu se trouverait quelque part embusqué, au détour du chemin, pour frapper dès que nous le mériterions. Non pas un temps qui soit un piège, mais un temps qui est le temps de sa patience et de son Amour. Car Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qui vive. Ce temps, nous ne le méritons pas strictement, et nous sommes à chaque instant en mesure et en risques de le compromettre. Mais Dieu nous l’accorde quand même, en faisant un étonnant crédit aux pêcheurs que nous sommes, confiant dans le bien qu’il a lui-même déposé en nous et qui, lui aussi, à travers mille vicissitudes, a besoin de ce temps pour prendre forme et porter son fruit.
Même les vicissitudes et les contrariétés que Dieu nous donne d’affronter ne sont jamais de sa part des petites vengeances provisoires, en attendant le coup de grâce définitif. Elles aussi prennent le visage de l’amour patient de Dieu qui au grand jamais ne désespère de ces enfants. Espérance au-delà de toute espérance, car il sait de quoi nous sommes pétris, il sait à quoi nous sommes destinés, au partage de son Amour trinitaire. Dieu, en bon vigneron, écoutant l’intercession du Fils unique, met alors lui-même la main à la pâte, il travaille le sol et l’enrichit de sa grâce. Et les événements de notre vie que nous ressentirions parfois comme des avertissements, ou comme des jugements de sa justice, sont encore plein de son amour et de son désir infini pour chacun de nous. Ils ne nous touchent, voire ne nous blessent, que pour nous ouvrir à son œuvre de grâce.
Nous sommes en sursis, nous restons en sursis tout au long de notre vie, en vue d’un sursaut de vigueur, d’un renouveau de fécondité, parce que Dieu ne se résigne jamais à la mort. Jésus vigneron s’attelle lui-même au travail de notre conversion, il bêche et il ajoute à chaque fois quelques poignées d’un engrais dont il a le secret, un engrais spirituel à base d’humilité, de simplicité et de courage, avec une bonne dose de confiance.