La liturgie de ce jour nous donne de lire deux récits de vocation, celle du prophète Isaïe, et celle de l’apôtre Pierre. Dans les deux cas, Dieu se cherche un messager, quelqu’un qui va porter sa parole. Pour le prophète Isaïe, c’est une vision impressionnante, convaincante sur le champ. Pour l’apôtre Pierre, c’est un miracle, une pêche tout à fait miraculeuse. Mais là n’est pas l’essentiel, le sentiment du merveilleux n’est pas le plus important. Le premier sentiment qui naît chez Isaïe comme chez Pierre, c’est celui d’une profonde indignité. Dieu se révèle et voici que soudains Isaïe et Pierre se savent pêcheurs, découvrent le besoin de la grâce pour eux.
D’une certaine manière, il le savait sans doute déjà un peu, mais du bout des lèvres, comme une pieuse convenance, comme tant de gens. Mais au fond, il ne le savait pas vraiment, leur cœur n’avait pas encore été retourné, contrit pour de bon. Il fallait que Dieu se révèle, et il suffisait qu’il le fît, ou qu’il commençât seulement à le faire. Remarquons que pour appeler un apôtre, le Seigneur ne commence pas par éblouir directement l’intelligence de l’appelé. Il préfère toucher le cœur, l’intelligence suivra, lorsque le cœur aura été contrit comme attendri. Avec la première lueur que nous apercevons de Dieu, le Seigneur aime paradoxalement nous faire percevoir les ténèbres de notre misère. Il ne s’agit pas d’abord de nous humilier gratuitement, en perdant d’une certaine manière l’estime de nous-mêmes. Mais il s’agit de connaître le Seigneur, Dieu notre père, dans ce qu’il est véritablement, c’est-à-dire l’Amour miséricordieux. Et je ne peux découvrir l’Amour miséricordieux que dans la mesure où je découvre la nécessité pour moi de cette miséricorde. Ainsi j’apprends à connaître Dieu tel qu’il est véritablement.
Pour se faire connaître, pour nous appeler à sa suite, et peut-être nous confier quelques missions à son service, le Seigneur commence toujours de la même façon. Il nous bouscule, nous déconcerte, nous fait découvrir que nous avons d’abord besoin de lui pour tenir debout. Isaïe a failli désespérer, « malheur à moi, je suis un homme aux lèvres impures ». Et Pierre est sur le point de tourner le dos à Jésus, « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur ».
Éloigne-toi ! Or c’est exactement le contraire qui va arriver, Jésus va s’approcher de lui. Les lèvres d’Isaïe sont-elles impures ? Eh bien le feu de l’Esprit-Saint les purifiera. Ce sentiment que partagent Isaïe et Pierre est la base de toute action apostolique qui est moins la publication d’une connaissance intellectuelle que la proclamation de l’œuvre de grâce du Seigneur pour chaque homme. C’est une reconnaissance émerveillée devant Dieu et la reconnaissance que ce don est gratuit, sans rapport avec la misère de notre personne. Devenir saint, ce ne sera jamais ne plus avoir besoin de Dieu, de sa grâce, de son pardon.
Demeurer dans le repentir pour le baptisé, c’est demeurer dans l’action de grâces. Tout d’abord parce que c’est la louange, la reconnaissance de l’œuvre merveilleuse du Seigneur pour chacun de nous, qui se réalise particulièrement dans la purification de notre cœur. Et aussi, parce que le repentir permet à la grâce d’être en action, de faire œuvre de purification en nos cœurs, car alors nous sommes ouverts à ce don de Dieu. En effet, ce qui me ferme radicalement à l’action de Dieu, c’est l’autosatisfaction, l’autosuffisance. Tant que je considère n’avoir besoin ni de Dieu ni de personne, tant que je demeure satisfait de ce que je suis, de ce que j’ai, quelle place y a-t-il pour Dieu ? Et si le Seigneur m’invite à collaborer à son œuvre de grâce, à prendre ma responsabilité pour son service, ce ne sera jamais avec l’objectif de travailler pour ne plus avoir besoin de lui, et encore moins d’œuvrer comme si Lui ne faisait rien.
Et c’est là toute la chance de la découverte de notre faiblesse, de notre misère, et de notre péché dans nos vies. La chance du pécheur, c’est de découvrir de plus en plus la nécessité de dépendre de la grâce pour tenir debout. Ainsi l’avait compris St Paul : « Car moi, je ne suis pas digne d’être appelé Apôtre, puisque j’ai persécuté l’Église de Dieu. Mais ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et la grâce dont il m’a comblé n’a pas été stérile. Je me suis donné de la peine plus que tous les autres, à vrai dire, ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu avec moi. »
Le seul chemin sur lequel je suis sûr d’avancer à la rencontre de Jésus, c’est celui sur lequel je ne cesse de découvrir ma nécessaire dépendance, celui où je ne cesse de lui offrir mon péché que lui seul peut combler et purifier, en redisant avec Pierre, « Seigneur, écarte-toi de moi, car je suis un homme pécheur ». C’est une prière dont nous savons qu’elle ne sera jamais exaucée. Car Jésus ne s’écarte pas de celui qui a besoin de lui, mais celui qui, dans cette prière, s’écarte et meurt peu à peu, c’est le vieil homme en nous, le satisfait, le suffisant. Dans cette prière, dans cette attitude de pauvreté spirituelle, nous invitons Jésus a réalisé pour nous son œuvre de salut, comme une nouvelle incarnation. Nous l’invitons à descendre auprès de nous, à demeurer avec nous, lui qui n’est venu sur terre que pour inviter les pécheurs, les pauvres, les malades en tout genre. Pouvoir confesser qu’on est indigne de la venue de Jésus, c’est la meilleure manière de l’accueillir, c’est la meilleure manière de l’accueillir tel qu’il veut se donner à nous, comme Amour miséricordieux.