Longtemps après les événements de la Passion et de la Résurrection, après avoir médité durant des années les paroles de Jésus, Jean a voulu fixer pour nous le testament spirituel de son Maître. Il l’a fait dans cette longue prière du chapitre 17, qui nous apporte un écho direct du repas d’adieux du Seigneur. On l’appelle souvent prière sacerdotale, parce que Jésus l’a prononcée au moment où il allait librement donner sa vie pour le salut du monde.
C’est bien une prière, en effet : Jésus « lève les yeux au ciel », selon son habitude. Il s’adresse à Dieu en lui disant : « Abba, Père ». C’était, dans sa langue, un nom de tendresse filiale, et cette familiarité de Jésus avec Dieu dans sa prière avait toujours frappé ses disciples.
Par ailleurs certaines phrases de cette prière rappellent les demandes du Notre Père :
- « Que ton nom soit sanctifié » reparaît ici sous une autre forme : « Que ton Fils te glorifie … Tu m’as donné ton nom ».
- « Que ta volonté soit faite » devient ici, dans la bouche de Jésus : « J’ai achevé l’œuvre que tu m’as donné à faire ».
- « Délivre-nous du mal » affleure plus loin dans cette même prière : « Père, garde-les du mauvais ».
L’Évangéliste nous a donc conservé là quelque phrases typiques de la prière de Jésus ; mais deux traits nouveaux donnent à ces confidences du dernier soir une tonalité toute spéciale.
Tout d’abord, en même temps qu’il prie son Père, Jésus semble s’adresser à nous. Il prie tout haut, et se révèle à travers sa prière. Il se découvre à nous comme le confident du Père, et il parle de la joie qu’ils avaient ensemble avant que le monde commençât, avant qu’il y eût des hommes pour connaître ou rejeter Dieu, avant que fût lancée l’histoire de la liberté et du salut.
Un autre trait inattendu de cette prière sacerdotale est que Jésus commence ainsi : « Père, l’heure est venue ». D’instinct nous comprenons que Jésus veut parler de ses souffrances qui approchent et de sa mort, qu’il a plusieurs fois prédite. Mais il y a plus. Car Jésus parlait souvent de « son heure ». Il disait : « Mon heure n’est pas encore venue », l’heure où « le Fils de l’Homme doit être glorifié ». Pour Jésus, l’Heure englobait tout son passage au Père, et donc à la fois ses souffrances, sa mort, sa résurrection, son entrée dans la gloire, et même, semble-t-il, le don de l’Esprit Saint aux hommes. L’heure de Jésus, c’est une sorte de grand moment qui commence dans le temps et qui débouche dans l’éternité, dans la gloire.
« Père, l’heure est venue » : Jésus est conscient que la mort désormais est inéluctable ; mais pour lui cette mort va marquer l’entrée dans la vie nouvelle.
Nous comprenons alors l’insistance avec laquelle Jésus revient, au cours de la Cène, sur le thème de la gloire : « Père, l’heure est venue ; glorifie ton Fils ». Étrange prière … Mais Jésus, par deux fois, explique pourquoi il demande d’être glorifié.
La première raison est qu’il est en train de terminer sa mission terrestre : « J’ai achevé l’œuvre que tu m’as donné à faire ; et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi ». Le deuxième motif est que Jésus, une fois glorifié dans son humanité sainte, va continuer son œuvre sans plus être bridé par les limites terrestres : « Père, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie ». Et comment Jésus va-t-il s’y prendre désormais, au-delà de la mort, pour glorifier le Père ? - En « donnant la vie éternelle » à tous ceux que le Père lui a donnés. Ainsi, en demandant d’être glorifié, Jésus se soucie encore de nous, pour nous introduire dans la vie, dans sa vie.
La vie éternelle, qui oserait en parler, si Jésus n’en avait fait le centre de son message ? Souvent elle fait peur ; on a l’impression qu’elle passe comme une ombre sur les joies que la vie peut offrir, et volontiers on en écarte le souvenir, comme si, à force de l’oublier, elle finirait par devenir moins nécessaire ; comme si, à force d’illusions, nous pourrions éluder le grand passage par la mort corporelle.
L’heure est venue pour Jésus ; l’heure viendra pour nous de « passer de ce monde au Père », et c’est bien pourquoi le Christ veut donner dès à présent à notre existence toute sa densité, tout son poids d’amour et de service. Pour ceux qui suivent Jésus Christ, la vie vraie, la vie digne de Dieu et de l’homme, la vie éternelle, commence non pas au-delà, mais en deçà de la mort, sur le versant terrestre ; et c’est le grand secret de bonheur que l’Évangile crie ou murmure au monde.
« La vie éternelle, explique l’Évangile de Jean, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ ». Et pour Jean, comme pour les prophètes et les psalmistes, connaître Dieu ne consiste pas à accumuler des notions abstraites, comme dans un catéchisme où le cœur n’aurait jamais sa part. Connaître Dieu, c’est entrer dans son intimité ; connaître Jésus Christ, c’est devenir jour après jour son compagnon, son disciple, son confident ; comme ces hommes qui l’avaient suivi depuis les débuts en Galilée et à qui Jésus pouvait dire, quelques heures avant sa mort : « Je ne vous appelle plus mes serviteurs, mais mes amis »(Jn 15,15).
Cette amitié invisible de Dieu et de son Christ, cette présence impalpable qui nous paraît à certaines heures si irréelle, sont en définitive plus vraies, plus réelles encore et plus solides que tous les appuis humains de notre bonheur. Dieu veut réussir l’homme pour toujours ; il veut éterniser son amitié avec nous, et c’est pourquoi il nous envoie l’Esprit.
Une rencontre personnelle avec Jésus sauveur, une amitié grandissante avec le Ressuscité, c’est cela, pas moins que cela, que nous ambitionnons aussi pour tous ceux à qui nous sommes envoyés. Ils sont dans le monde, comme nous-mêmes nous sommes dans le monde, mais le Père des donnera à Jésus, comme il nous a donnés nous-mêmes à celui qui est mort pour nous. Leur attente nous crée des devoirs, leur confiance nous contraint à l’authenticité. Parce que le Seigneur lui-même nous a consacrés à son service, notre témoignage pèsera ce que pèse notre prière, notre rencontre des hommes vaudra ce que vaut notre accueil de Dieu. L’Esprit Saint, en tout temps, nous fait percevoir la demande qu’ils nous adressent sans toujours oser la formuler : "Toi qui connais Dieu, que peux-tu me dire de la vie éternelle ?
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.