Le Carmel, après la Révolution, n’était pas mort. Si les persécutions avaient détruit en grande partie l’édifice visible, elles avaient aussi ravivé et purifié la flamme intérieure qui couvait sous la cendre. Dès que la situation politique le permettait, Carmes et Carmélites demeurés fidèles dans la dispersion cherchaient partout à se réunir de nouveau dans des couvents.
1) Les Carmélites à Paris
Le principal essai de restauration fut réalisé par une vaillante fille de sainte Thérèse, la Mère Camille de l’Enfant-Jésus (1757-1849). Entrée au Carmel de la rue de Grenelle à Paris, Camille de Soyecourt, très douée sur le plan humain, se signala par sa ferveur et son esprit d’oraison. Elle partagea le sort de sa communauté durant la Révolution et connut la prison, l’isolement et la misère matérielle. Demeurée Carmélite de toute son âme, elle réussit à racheter en 1797, l’ancien couvent des Carmes, rue de Vaugirard. Immédiatement, la communauté que Sœur Camille avait déjà rassemblée rue Saint-Jacques deux ans auparavant, s’y installa et, trois ans plus tard, élut prieure celle qui lui avait procuré ce nouveau monastère. La Mère de Soyecourt rendit des services signalés à Pie VII et aux cardinaux exilés en France. Elle aida aussi de tout son pouvoir les Carmels qui se réorganisaient en terre française et tenta personnellement de faire revivre le monastère de Compiègne en 1834. Mais de graves difficultés firent pour lors échouer son projet, qui n’aboutit qu’en 1865. Le couvent de la rue de Vaugirard étant trop vaste pour des Carmélites, la Mère Camille l’offrit d’abord aux Carmes de Belgique ; mais ils ne purent accepter. Elle se rendit alors aux instances de Mgr Affre, archevêque de Paris, qui désirait y installer une école de hautes études ecclésiastiques, l’actuel Institut Catholique. Pour ses filles, la grande prieure aménagea, à l’avenue de Saxe, un monastère où elles entrèrent en 1845. Celle qu’on a appelée la restauratrice du Carmel de France mourut en 1849.
Les Carmes déchaux avaient fait un premier essai de fondation à Paris en 1814. Le P. Bruno de Saint-Sulpice (Dumesnil) acquit une maison au faubourg Saint-Marceau et y instaura la vie régulière avec plusieurs novices. Mais le retour de Napoléon en 1815 ayant semé la terreur, la petite communauté. se dispersa pour ne plus se réunir.
2) Les Carmes près de Bordeaux
Une Carmélite, la Mère Bathilde de l’Enfant-Jésus, prieure de Bordeaux, donna la première impulsion au rétablissement définitif des Déchaux en France. Dès 1824, elle avait entrepris des démarches en ce sens à Rome et à Paris, mais en vain. Son désir se réalisa quelques années plus tard. Les événements politiques et les lois d’abolition des Ordres religieux de 1835 obligèrent bien des religieux d’Espagne à prendre le chemin de l’exil. Le P. Dominique de Saint-Joseph fut du nombre. Il gagna la France, comptant s’y embarquer pour le Mexique. Arrivé sans ressources à Bordeaux, il se rendit au couvent des Carmélites, où la Mère Bathilde l’accueillit avec émotion. Elle sut le persuader d’entreprendre la restauration de son Ordre en France. Avec la bénédiction du cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, le P. Dominique rassembla quelques religieux espagnols afin d’établir le premier couvent dans cette ville. Une maison de noviciat fut fondée au Broussey en 1840. Des novices français n’ayant pas tardé à se joindre aux Carmes espagnols, de nouveaux couvents furent établis à Montigny (1844) et Agen (1846).
L’entrée au Carmel d’un converti du judaïsme attira de nombreuses vocations. Hermann Cohen, un célèbre pianiste, élève et ami de Liszt, avait été soudain terrassé par la grâce lors d’un salut du Saint-Sacrement en l’église Sainte-Valère à Paris. Jusqu’ici, sa vie avait été un oui complet à tous les caprices, à toutes les fantaisies. Son retournement fut complet, et il reçut le baptême le samedi 28 août 1847. Deux ans plus tard, devenu frère Augustin-Marie du Saint-Sacrement, il commençait son noviciat chez les Carmes déchaux du Broussey. Dès 1853, les fondations reprirent à un rythme accéléré : Pamiers, Montpellier, Bagnères-de-Bigorre (1853), Rennes (1856), Lyon et Saint-Omer (1859). Le P. Hermann collabora à plusieurs d’entre elles, en particulier à celle de Lyon. Il s’occupa aussi de la fondation du Saint-Désert de Tarasteix (1859). Après avoir mené, en France et en Angleterre, une vie apostolique d’autant plus féconde qu’elle était enracinée dans la contemplation, le P. Augustin du Saint-Sacrement mourut, victime de sa charité, en 1871, à Spandau près de Berlin, où l’aumônerie des prisonniers de guerre français lui avait été confiée.
3) Les Carmes à Paris
En 1864 seulement, les Carmes parvinrent à se réinstaller à Paris, d’abord dans un modeste immeuble de la rue Singer, puis rue David. Le célèbre prédicateur de Notre-Dame, Hyacinthe de l’Immaculée Conception (Loyson), fut durant plusieurs années supérieur de la maison parisienne. Sa défection (il quitta l’Ordre et l’Église en 1869) provoqua un scandale retentissant. Néanmoins un couvent régulier put être établi rue de la Pompe, où la communauté de Paris se transféra en 1871.
4) Figures de Carmélites françaises
Les moniales aussi multipliaient leurs fondations en terre française. Nous n’en citerons que quelques-unes. En 1838, le Carmel de Poitiers essaima à Lisieux, où allait entrer, en 1888, une postulante de quinze ans, Thérèse Martin. La Mère Raphaël de Jésus (1829-1914), professe d’Arles, érigea trois monastères dans le diocèse de Lyon : Oullins (1861), Saint-Chamond (1868) et Roanne (1897). Une autre Carmélite d’envergure, Mère Élisabeth de la Croix (1832-1896), formée au Carmel de Nevers, prit part en 1863 à la fondation de Meaux, où elle devint bientôt prieure. Elle établit plus tard les Carmels de Fontainebleau (1875), de Merville (1890) et d’Épernay (1895). Parmi les grandes figures de fondatrices, il nous reste enfin à évoquer Mère Marie de Jésus (Alessandra di Rudini). Âme ardente en quête d’un absolu qu’elle ignorait encore, elle avait joui du monde jusqu’à l’ivresse. Frappée par la grâce, la marquise Carlotti ne put se contenter de demi-mesures : quittant ses deux fils, elle alla s’enfermer au Carmel de Paray-le-Monial, se livrant au Seigneur sans aucune restriction. Devenue prieure de Paray, elle mena de front trois fondations importantes : Valenciennes (1922-1924), Montmartre (1919-1928), Le Reposoir (1922-1931). Usée par son activité intense et plus encore par la flamme intérieure, elle rendit son âme à Dieu, le 2 janvier 1931, à l’âge de 54 ans.
D’autres Carmélites eurent un rayonnement spirituel incontestable. Sœur Marie de Saint-Pierre (1816-1848), une bretonne entrée au Carmel de Tours à 23 ans, est à l’origine de la dévotion à la Sainte-Face, qui joua un rôle si important dans la vie de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : « Ta Face est ma seule patrie. », dira la petite sainte.
Au Carmel de Pau vit une petite sœur converse d’origine palestinienne, Mariam de Jésus Crucifié (1846-1878), qui va connaître un destin exceptionnel. Sa vie religieuse est émaillée de phénomènes mystiques qui ne doivent pas occulter l’essentiel de sa vie spirituelle : une merveilleuse humilité, une très grande charité fraternelle, une totale remise de soi entre les mains de l’Esprit Saint. Elle participera à la fondation du Carmel de Mangalore en Inde et réalisera celle du Carmel de Bethléem en Terre Sainte.
En 1859, le monastère parisien de l’avenue de Saxe accueillait une pauvre orpheline, comblée par Dieu de grâces insignes dès son enfance, Dorothée Quoniam, à qui fut donné le nom de Sœur Marie-Aimée de Jésus. La parution de la Vie de Jésus de Renan éveilla en elle une douleur intense. La jeune moniale se sentit inspirée à écrire pour réfuter ce livre. Son œuvre, Notre Seigneur Jésus-Christ étudié dans le Saint Évangile, connut un succès assez considérable. Elle contient une doctrine sûre et des pensées profondes. Après une vie de souffrance et d’union avec le Christ, Sœur Marie-Aimée de Jésus expira doucement, à l’âge de trente-cinq ans, le 4 mars 1872.
Après sainte Thérèse de Lisieux, la plus grande sainte des temps modernes, une jeune Carmélite de Dijon, Sœur Élisabeth de la Trinité, exerça sur une foule d’âmes intérieures une influence profonde. Sœur Marie-Angélique de Jésus (1893-1919), renonça à une carrière de pianiste pour devenir Carmélite à Pontoise ; elle vécut dans l’intimité du Christ, s’abandonnant à lui totalement, dans une joie qu’elle aurait voulu communiquer à toutes les âmes.
5) Après les expulsions
En 1880, les décrets de mars furent cause de grandes épreuves pour les religieux de France. Le Carmel jouit toutefois d’une paix relative jusqu’en 1901, où les lois Combe obligèrent les Carmes et bien des Carmélites à s’exiler. Ils purent rentrer en France après la première guerre mondiale. La France compta alors plus d’une centaine de monastères de Carmélites. Quant aux Carmes, ils rétablirent tout d’abord la province d’Avignon. En 1932, les couvents français furent groupés en deux semi-provinces, élevées à l’état de provinces en 1947, celle d’Avignon-Aquitaine et celle de Paris.
Le premier vicaire provincial de cette dernière, le P. Louis de la Trinité (Thierry d’Argenlieu), lui donna une vigoureuse impulsion. Sur le plan de l’esprit, on ne saurait passer sous silence ici l’influence profonde exercée en France par Ie grand spirituel que fut le P. Jerôme de la Mère de Dieu (1870-1954), de la province de Flandre. Il sut rappeler avec force aux Carmes et surtout aux Carmélites les lignes essentielles de la spiritualité carmélitaine en d’innombrables retraites. Signalons encore le P. Jacques de Jésus (1900-1945), dont la charité alla jusqu’au don de la vie et le P. André-Marie de la Croix (1906-1960) au rayonnement spirituel marquant.