Frères et sœurs,
Avant l’Avent, serait-ce déjà l’Avent ? En quelque sorte, puisque les derniers dimanches de l’année liturgique mettent l’accent sur l’attente de la venue du Seigneur, par lequel s’ouvre le temps de l’Avent. Ainsi se succèdent les années liturgiques, dans une sorte de fondu-enchaîné : nous commençons la nouvelle sans avoir l’impression de quitter l’ancienne. Ceci pour relativiser la plainte, moins pertinente cette année puisqu’il durera quatre semaines entières, d’un Avent trop court ! De toute façon, l’Avent est court et l’attente du Seigneur est longue : tel est l’enjeu de notre foi, tout au long des jours. Durant ces dimanches, nous lisons la première épître aux Thessaloniciens, qui insiste aujourd’hui sur la « vigilance ». Elle requiert sobriété et discernement : pour le dire autrement, avoir le cœur libre et léger et l’esprit clair. Nous lisons aussi le chapitre 25 de l’évangile selon saint Matthieu qui comprend la parabole, lue la semaine dernière, des dix vierges avec son invitation à la prévoyance, la parabole des talents de ce jour et le récit du jugement dernier, qui sera entendu la semaine prochaine pour la fête du Christ-Roi, ces deux évangiles appelant à la responsabilité, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis de nos frères.
Responsabilité vis-à-vis de Dieu, c’est ainsi que nous pouvons comprendre la parabole des talents, qui déploie un chemin spirituel dont je voudrais souligner trois attitudes. Premièrement, reconnaître et accueillir ses talents, c’est-à-dire les dons que Dieu nous a donnés et continue de nous donner. La connaissance de soi est au cœur du cheminement spirituel. La prière vécue comme présence et dialogue avec le Seigneur ainsi que la relecture de vie en sont des éléments essentiels, car c’est par le biais de la relation avec le Seigneur et avec les autres, plus que par le regard sur nous-mêmes, toujours entaché de myopie voire de strabisme, que nous apprenons à nous connaître en vérité. Deuxièmement, faire fructifier ces dons. La responsabilité, c’est répondre aux dons de Dieu, dans cette logique du don qui s’appuie sur la confiance. Puisque Dieu nous confie, confions-nous en lui ! Troisièmement, rendre grâce : « Seigneur, voilà » disent les bons serviteurs de la parabole. C’est entrer dans la joie du maître, où ce ne sont pas tant le bien et les gains qui comptent (deux ou cinq talents : « peu de choses » résume sans plus le Maître) mais la relation avec le Seigneur.
En rester à cet horizon de la vie reçue et partagée qu’offre la parabole, pour stimulant qu’il soit, nous laisse encore au seuil de la compréhension de cette dernière. Il nous faut en traverser certains écueils pour mesurer les combats requis et les joies promises. D’abord, la parabole, surtout dans notre contexte de crise économique, pourrait résonner comme un appel à la performance : 100 % de rentabilité, tel serait l’éloge du maître ! De manière sournoise, nous pourrions croire que même avec Dieu, il s’agit d’être efficace et productif. Cela peut engendrer de l’orgueil satisfait chez les uns, une insatisfaction accablée chez beaucoup d’autres, du volontarisme et une certaine solitude (moi face à Dieu) chez les uns et les autres. Le mot « talent » est d’ailleurs ambigu. Dans l’évangile, il ne désigne qu’une mesure monétaire, alors qu’en français, héritage de notre parabole, il a la nuance de dons plus ou moins exceptionnels. Ce n’est pourtant pas de cela dont il s’agit : les talents dont nous parlons ne sont pas nécessairement talentueux. Les reconnaître, c’est accueillir tous les dons de Dieu, même les plus simples et avant tout celui de la vie, de la grâce, de toute grâce. « Qu’as-tu que te n’aies reçu ? », tel est le combat rude mais la joie immense de cette reconnaissance. A l’inverse d’un volontarisme toujours mal placé, une mésestime de soi semble empêcher la reconnaissance de ces dons. C’est un deuxième écueil. On le sait, maintes blessures et autres malheurs de nos vies sont de réels obstacles à une saine estime de soi. Reconnaître ses dons, c’est en effet s’accueillir soi-même en osant se croire aimé par Dieu, en osant chanter avec le psalmiste « je te rends grâce pour la merveille que je suis » ! Il ne faudrait pas que notre langage, facilement saturé de concepts psychologiques plus ou moins approximatifs, induise dans nos esprits une sorte de fatalité, au fond plus implacable et plus cruelle que le destin des Romains et des Grecs. Ni écrasante, ni écrasée, la profonde humilité est un fruit, le plus beau finalement, de la vie spirituelle. Elle ne se vit pas, là non plus, sans combat. La parabole se focalise d’ailleurs sur le serviteur qui n’a qu’un talent. Nous regrettons peut-être qu’elle n’aborde pas les autres cas : un serviteur qui enterrerait ses cinq talents, pour fustiger la paresse, un serviteur qui ferait fructifier son seul talent, pour nous encourager sur notre chemin de pauvreté. C’est peut-être que le combat le plus profond porte justement sur l’acceptation de ces « peu » que nous avons. La jalousie et l’envie ne sont pas loin (« si au moins, j’avais deux talents »). Par ailleurs, sous prétexte de pauvreté, chez nous ou chez les autres, et au nom d’une fausse indulgence (« le pauvre, comprenez-le »), nous nous accommodons de ces petits enfouissements, de ces enterrements qui peuvent jalonner nos vies mais qui mènent à la mort, à la stérilité ! « Celui qui n’a rien se fera enlever même ce qu’il a » : le scandale de cette phrase est une sérieuse mise en garde. Le peu qui peut, le peu que nous pouvons, , c’est cela qui compte et importe vraiment. Croyons-le : le courage que cela requiert est à la hauteur de la joie que cela donne, « entrer dans la joie du maître ».
L’amour seul nous conduira à travers ces impasses. Seul le fait d’être aimé me fait reconnaître mes dons car aimer quelqu’un, c’est bien cela : faire découvrir à l’autre ses dons, pas tant en le lui disant qu’en s’en réjouissant. Seul l’amour est audacieux d’une audace au service du don. Seul l’amour peut endurer le temps, creuset de toute fidélité (« longtemps après » dit la parabole)… Finalement, l’évangile nous fait accéder à une découverte plus profonde de Dieu. Du Dieu dur qui sème là où il n’a pas semé, qui est celui du volontarisme et de la fausse humilité, au Dieu qui confie et invite à sa joie, le chemin est long certes, mais qui aura peur d’un tel Dieu ? Confions-nous pour cela au Dieu de l’espérance et rendons-lui grâce, ce que nous faisons dans chaque eucharistie : là est la joie du maître… et la nôtre ! AMEN
F. Guillaume, ocd