La voie du Carmel et l’homme d’aujourd’hui
Conférence donnée par le Père Saverio Cannistrà, préposé général des Carmes, à l’Institut Notre-Dame de Vie, à Venasque (Vaucluse), le 28 janvier 2012.
II m’a été demandé de vous parler de ma vision de la mission du Carmel dans le monde actuel, avec ses défis et ses attentes. C’est un sujet important, voire crucial, et pas uniquement d’un point de vue théorique. La manière de présenter notre action, d’orienter la formation et d’investir nos ressources qui, aujourd’hui, spécialement en Europe, sont pauvres, en procède. L’importance du sujet fait que, d’une manière ou d’une autre, chaque membre de la famille thérésienne est appelé à s’exprimer à son propos, selon des opinions sûrement diverses. Ce qui pose une autre question : celle du pluralisme des interprétations de notre charisme et de notre vocation. La pluralité est une richesse, mais, en même temps, elle requiert l’effort d’un chemin vers l’unité, dans le respect de la légitime diversité qui dépend, soit de la multiplicité des états de vie présents dans la grande famille du Carmel (frères, moniales, ordre séculier, religieuses de vie active, instituts séculiers, laïcs associés), soit de sa diffusion universelle, dans des contextes géographiques et historico-culturels très éloignés les uns des autres. Cette légitime pluralité ne doit cependant pas faire perdre de vue la racine commune de l’arbre, à savoir le patrimoine charismatique commun qui identifie le Carmel thérésien dans l’Église et lui confère une mission spécifique et reconnaissable à travers le temps et dans quelque région du monde que ce soit.
À l’aube de la modernité, annoncer la proximité de Dieu
Quelle est la mission fondamentale confiée au Carmel thérésien depuis ses origines au XVIe siècle, lorsque commence à se définir le sujet moderne avec sa nouvelle vision du monde ? Si je devais l’exprimer en un mot, je dirais que le message fondamental que le Carmel de sainte Thérèse et saint Jean de la Croix est invité à annoncer « de génération en génération » (Lc 1,50) est celui de la proximité de Dieu à l’homme et du changement radical qu’une telle proximité produit dans l’expérience que l’homme fait de lui-même. Cette manière de parler peut paraître encore abstraite et trop spéculative, mais, en fait, c’est en elle que réside la réalité exacte du Carmel, son visage fait de petitesse et de pauvreté d’un côté, et d’une absolue et radicale nouveauté de l’autre. Nous pouvons aborder le sujet de la proximité à différents niveaux, en puisant dans la très riche tradition du Carmel. Au niveau biblique, le premier modèle qui se présente à nous est celui du prophète Élie qui se tient en présence du Dieu vivant, au milieu des oscillations et des dérives du peuple. Mais son « être en présence de Dieu » (1 R 19, 10-11) ne peut pas être un simple « rester debout ». En relisant sa passionnante histoire, on découvre que le Dieu vivant l’attire à lui, le met en route et, au terme, s’approche de lui d’une manière inattendue, dans une « voix, un silence subtil » (d’après l’énigmatique expression du texte hébraïque). Une telle expérience transforme radicalement sa connaissance de Dieu et son charisme prophétique, le faisant devenir un charisme d’écoute et d’adoration.
L’autre grand modèle biblique de proximité de Dieu à l’homme est Marie. Chez Élie, la proximité de Dieu s’est exprimée en un souffle qui s’énonce en une parole à écouter ; en Marie, Dieu s’approche de l’homme d’une manière tellement radicale qu’elle en devient « scandaleuse » et indépassable : la Parole s’est faite chair. Après deux mille ans de christianisme, nous sommes encore incapables de recueillir jusqu’au bout la portée de cet événement, parce que Dieu ne parle plus seulement à travers une parole prononcée, mais à travers une parole incarnée. Cela devrait changer la manière dont l’homme se connaît, dont il se perçoit lui-même. La « chair », c’est-à-dire sa condition historique et corporelle, n’est plus cause d’éloignement ou de séparation de Dieu, mais, au contraire, « sacrement » de la rencontre avec lui. Peut-être n’avons-nous pas suffisamment observé combien la vocation de Marie n’a rien de superficiellement sentimental, mais contient en elle le scandale de l’incarnation, qui implique l’homme dans sa propre chair.
Ce sont seulement quelques points qui expliquent la cohérence du paradigme biblique congénital au charisme carmélitain. Nous pourrions continuer longtemps sur le thème de la proximité, en le développant au niveau théologique - spécialement en approfondissant le mystère de l’inhabitation de Dieu en nous — et au niveau anthropologique - la découverte que la réalité la plus proche de l’homme n’est pas humaine, mais divine « Deus interior intima meo » (Augustin, Confessions, III, 6, 10) : ainsi l’homme n’arrive à lui-même qu’en passant par Dieu. Nous n’avons pas le temps d’aborder tout cela. Je me limite à préciser que ces développements et ces approfondissements, je ne les conçois pas comme une recherche de théologie systématique, mais comme une réflexion sur une série d’expériences spirituelles propres à certaines grandes figures du Carmel, et qui identifie « la voie du Carmel » dans l’Église, une voie où la réflexion théologique n’est que le moment d’une assimilation et d’une clarification de tout ce qui a été saisi dans la relation avec Dieu.
L’oraison, un « acte agissant » et le paradoxe chrétien du moi blessé
Au cœur du charisme carmélitain-thérésien se trouve ainsi une perception aiguë de la proximité de Dieu. Elle se traduit dans un choix de vie qui fixe au premier plan la relation avec Dieu, la rencontre avec lui. C’est ce que nous appelons « Oraison », terme auquel on ne peut renoncer, mais qui a aussi besoin d’être compris plus en profondeur et surtout inséré dans le cadre de cette découverte du Dieu qui est à côté de moi. Je pourrais dire - si vous me permettez l’expression un peu audacieuse - que l’oraison est la « chair qui se fait prière », comme réponse à la Parole qui s’est faite chair. L’oraison est le nom que nous donnons à un « acte agi » (dans le langage d’Aristote, on dirait ergon, activité dont la fin est l’activité elle-même) : dans nos journées de carmes et de carmélites, les deux heures d’oraison mentale que Thérèse a placées comme colonnes de la journée au Carmel. Mais l’oraison est encore plus - pour ainsi dire - un « acte agissant » de notre être (energeia, actualisation), une activité intérieure qui la meut intérieurement, avec la même sûreté que l’aiguille d’une boussole qui tend perpétuellement vers le Nord. L’accueil du Dieu proche, du Dieu fait chair, change la manière dont l’homme est dans le monde. Il déstabilise un certain comportement (ce que la Parole appelle « le vieil homme ») et crée un nouvel équilibre, paradoxal par certains aspects. En fait, le Dieu proche appelle l’homme à un éloignement de sa propre subjectivité, de son propre « je », qui se pense naturellement dans un mode séparé et autonome. Plus je m’éloigne du « je » qui s’(auto)réalise, s’(auto)contrôle, s’(auto)projette, plus je me retrouve, je retrouve le « moi » voulu, aimé, appelé par un Autre. C’est le passage d’un « je » agissant comme fondement de l’existence, à un moi passif. Un tel passage implique une humilité radicale, dont l’homme est capable seulement s’il découvre le Dieu vivant, et découvre en même temps, que l’existence possède une richesse inouïe et imprévisible, qui se chercherait vainement sur le plan des réalisations du « je ».
Le « je » est vigoureux et efficace par définition. Au contraire, le « moi » est « blessé », parole chère à Jean de la Croix, et plus encore au Cantique des Cantiques. C’est une blessure originelle, inscrite dans l’être, dans la chair, plus ancienne encore que dans la psyché ou dans l’affectivité. Le « moi » recèle dans son être les signes brûlants d’un contact avec l’Amour d’où il provient et vers lequel il tend, avant et au-delà de toute implication subjective. « Renonce à tes convoitises, et tu trouveras ce que ton cœur désire » [1] . C’est du cœur que surgit cette incessante activité de recherche de Dieu. C’est la source cachée « que mana y corre » jour et nuit, et accompagne par son murmure le roulement de nos « œuvres et jours ». De cette source ne surgit pas un langage verbal : bien plus, dans certains moments d’inspiration, elle s’exprime sous une forme lyrique. Ordinairement cependant, son langage est fait de « chair », c’est-à-dire de vécus. Michel Henry parlerait de « paticité » de la chair, c’est-à-dire d’une manière de « sentir » la vie, de la connaître dans une passivité affective. Le paradoxe chrétien est que ce « moi » blessé et pauvre, qui cherche de toutes ses forces ce que son cœur désire, sans réussir à le trouver dans les réalisations de ses mains et de son intelligence, ce « moi » « con ansias en amores inflamada » (Noche oscura), est en réalité le fondement le plus solide de la vie de l’homme, celui en qui il peut trouver sa véritable stabilité. [2]. Je sais que cela peut apparaître incompréhensible, mais c’est ici qu’à mon avis se situe la contribution la plus importante que le Carmel peut donner au monde d’aujourd’hui.
Si l’âme nous échappe, c’est le monde qui nous échappe
Il me semble que le Carmel thérésien, à partir de son expérience de l’oraison, a une parole à dire à l’homme d’aujourd’hui quant à son plus grave problème qui est, me semble-t-il, la perte de sens et de consistance de la vie, le vide et le néant sous-jacents à notre mode de vie. Nous sommes constamment occupés par le « faire », par le besoin d’éprouver des sensations et, plus encore, par la communication de ce que nous faisons et de ce que nous sentons. Mais tout ce mouvement paraît ne reposer sur aucun fondement solide. C’est un flux continuel d’informations et d’émotions qui travaille la personne, envahissant tous les champs. En conséquence, nous avons l’impression d’être sans âme, sans intériorité. Le courant qui nous habite est collectif et donc inévitablement anonyme. L’internet est l’image la plus manifeste de ce changement anthropologique : une sorte de canal par lequel tous les circuits convergent pour atteindre une « anima mundi » online. Je me demande si la vie en elle-même ne nous fait pas peur et que, pour cette raison, nous préférons l’affronter dans sa version virtuelle, réfléchie sur le petit écran de notre ordinateur ou de notre téléphone portable, dans l’illusion qu’ainsi, il sera plus facile de la gérer et de la maintenir sous contrôle.
En réalité, si l’âme nous échappe, c’est le monde qui nous échappe, parce que - comme l’enseignait saint Thomas - l’âme humaine est en quelque manière toutes les choses (« anima est quodammodo omnia ») [3] , c’est-à-dire le monde en tant que perçu, compris et approprié par l’homme. Cette « intériorisation » et appropriation du monde dans la conscience de l’homme est exactement l’opposé de ce à quoi nous habitue notre culture, qui tend plutôt à l’« extériorisation » de la conscience, à son aliénation dans un sentir indéfini et un communiquer collectif. Chaque perte de connaissance de soi-même est en même temps une perte de la connaissance du monde, de « l’humanisation » du monde, malgré tous les progrès dans le domaine des connaissances techniques et scientifiques. Dans cette situation, qui ne peut que susciter désorientation et inquiétude, on peut être tenté de retourner en arrière, à des structures rigides, à des codes normatifs, pour les superposer sur l’instabilité « liquide » dans laquelle nous sommes immergés. La stabilité rétablie de cette manière est, à mon avis, illusoire et destinée tôt ou tard à s’effondrer sous la poussée d’une masse de problèmes existentiels, psychologiques et affectifs non résolus. C’est le risque d’une idéologie qui prétend imposer à l’histoire ses propres schémas, au lieu d’extraire de la réalité historique les fragments de vérité dont elle est porteuse, ce que le concile Vatican II a appelé les « signes des temps » (Gaudium et Spes, 4). Dans un certain sens, nous n’avons pas le choix : nous pouvons seulement aller de l’avant, assumant la réalité dans laquelle nous sommes plongés et cherchant, à partir d’elle, la voie sur laquelle l’Esprit veut nous guider.
Avec l’homme convaincu d’être « maudit », se placer sous la bénédiction de Dieu
Je ne crois pas que ce soit le moment - si jamais il y en a eu un - pour conduire une croisade contre le monde et pour ériger des bastions. Je crois, par contre, que la mission de l’Église est plutôt celle d’assumer la douleur du monde, son angoisse et sa pénible recherche, s’asseyant - comme disait Thérèse de l’Enfant-Jésus - « à la table des pécheurs » [4] . En tout cas, je ne vois pas d’autre mission pour le Carmel, sinon celle d’une « proximité » à l’homme, capable de lui communiquer la proximité de Dieu : aider l’homme à placer sa vie et sa solitude sous la bénédiction de Dieu. Ce qu’a écrit Henry Nouwen dans son livre sur la vie spirituelle dans un monde sécularisé, me paraît très profond : « Pour moi, la prière devient de plus en plus une façon d’être à l’écoute de la bénédiction. [… ] le vrai « travail » de la prière consiste à faire silence et à écouter la voix qui dit de bonnes choses à mon sujet » [5] . Il peut sembler facile, ou plus, nous pourrions découvrir dans un tel comportement une forme d’auto-indulgence. En réalité, c’est le contraire qui est vrai. L’homme d’aujourd’hui est tellement convaincu d’être « maudit », d’être séparé de Dieu, qu’il ne réussit pas à faire taire la voix intérieure qui le condamne, et qu’il trouve une incessante confirmation de cette condamnation dans les chutes qu’il expérimente, particulièrement dans le cadre de sa vie relationnelle et affective. La sensation d’impuissance, l’incapacité de tisser des relations satisfaisantes et stables avec les autres, le fait de rester prisonnier d’une solitude non voulue, sont interprétés comme des signes de condamnation de notre être, comme la preuve du « mal » que nous portons en nous et qui, souvent involontairement, nous pousse à l’extérieur. Derrière le bruit qui nous entoure, la superficialité et l’apparente indifférence du monde, c’est une humanité souvent démoralisée et nécessitant de retrouver espérance et confiance en elle-même qui transparaît. C’est dans ce contexte que l’oraison thérésienne peut manifester toute sa valeur et sa force évangélisatrice. Qu’est-ce que l’oraison selon sainte Thérèse, sinon écouter la voix de celui dont « nous savons qu’il nous aime » ? [6]. C’est la voix de la bénédiction de Dieu sur nos vies, malgré toutes les faiblesses, toutes les infidélités et tous les péchés. La voix qui bénit nos blessures, de même qu’elle bénit le pain partagé le transformant en don d’amour pour le monde. Qui connaît les saints du Carmel sait combien ils insistent sur la dimension évolutive de transformation de la personne, mise en route par la prière. Cette croissance a été autrefois exprimée dans le langage de l’initiation (débutants, progressants, parfaits) ou du rapport sponsal (qui va de l’amour naissant aux fiançailles, et jusqu’à atteindre au mariage spirituel). Le pain rompu devient Eucharistie : le corps crucifié devient le corps glorieux du Ressuscité. C’est cela le mystère qui se réalise dans la rencontre avec Dieu. Tout cela est bénédiction, la parole qui dit du bien de nous et qui, la disant, la conçoit en nous. C’est cela la parole que l’oraison nous apprend à écouter et, une fois entendue, nous ne pouvons pas la garder pour nous. Elle demande à être communiquée, prononcée sur chaque souffrance, sur chaque blessure, sur chaque vie brisée. C’est, à partir de mon expérience, l’unique vraie mission du Carmel dans l’Église et dans le monde d’aujourd’hui.