L’évangile de ce jour nous donne une journée-type de Jésus, il nous décrit un prophète tout donné à sa mission. Si Jésus dans l’évangile de dimanche dernier était confronté au mal qui s’opposait à lui, aujourd’hui on le voit tout donné aux autres dans une activité harassante, au service des malades et en lutte contre le mal, puis, alors que ceux qui l’accompagnent se reposent encore, de bon matin, Jésus se lève pour vivre un temps de cœur à cœur avec son Père, une longue prière en solitude. C’est ainsi qu’il vit intensément son union avec le Père qui l’envoie, et sa solidarité avec les hommes qu’il vient sauver. C’est la même personne de Jésus qui se livre totalement pour le bien-être, la santé de ceux qu’il croise sur son chemin, et qui sait se retirer très tôt le matin, dans un lieu désert, pour accueillir, tourné vers Dieu, la lumière du jour nouveau, et recevoir de son Père le don de la grâce qu’il veut répandre sur tous les hommes.
Personne n’a su comme Jésus unir ce qui nous paraît toujours difficile à tenir ensemble, la grâce de la prière profonde et le service de nos frères. Il est si difficile à tenir ensemble ces deux dimensions essentielles à la vie chrétienne que l’Église en fait des vocations distinctes. Et pour chacun de nous, nous sommes souvent tiraillés par des désirs ou des nécessités difficilement conciliables pratiquement, et les scrupules peuvent nous saisir : ne volons-nous pas à Dieu le temps donné à nos frères dans le service ? Ne volons-nous pas à nos frères le temps donné à Dieu dans la prière ? Face à toutes nos obligations, notre travail et nos tâches quotidiennes, l’importance de nourrir notre vie spirituelle, nous ne savons pas toujours où donner de la tête, et surtout comment garder notre cœur orienté vers l’essentiel. Nous pourrions alors facilement faire nôtre la supplique de Job : « Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée, il fait des journées de manœuvre. Mes jours sont plus rapides que la navette du tisserand, ils s’achèvent quand il n’y a plus de fil. Souviens-toi, Seigneur : ma vie n’est qu’un souffle ».
Jésus nous montre une vie unifiée par un amour véritable qui n’oppose pas Dieu aux frères, qui trouve en son Père la source de l’amour des hommes, et qui dans le service de ses frères transmet l’amour de Dieu le Père. Il est vrai que la prière et le service ne s’opposent que dans la médiocrité, quand la prière est un simple refuge, l’illusion d’une communion déjà réalisée, ou le service une simple agitation, illusion d’une toute-puissance. Pour Jésus, tout découle de l’Amour reçu du Père et qui rayonne à travers lui, c’est pourquoi il ne s’attache pas l’œuvre qu’il accomplit et semble pressé d’élargir ses horizons : « Partons ailleurs, dans les villages voisins, afin que, là aussi, je proclame la Bonne Nouvelle, car c’est pour cela que je suis sorti ». C’est parce qu’il se livre totalement au Père, dans le silence d’un amour partagé, que Jésus peut se livrer à tous ceux qui le réclament. Et c’est parce qu’il vit une réelle communion avec le Père qu’il peut, sans lassitude, s’en aller toujours ailleurs. Cette unification de sa vie procède de la profondeur de son être et de son origine. Car la prière de Jésus sur terre est le prolongement de la communion qu’il vivait au sein de la Trinité de toute éternité, et son service des hommes n’est que la continuation de l’acte créateur auquel il a participé au début des temps.
Le Seigneur nous propose aussi ce chemin d’unification de notre être et de notre vie autour de l’amour reçu et partagé. Dans la mesure où nous grandissons dans notre communion à l’Amour trinitaire, où nous cheminons dans l’imitation de Jésus, l’Esprit modèle en nous un homme nouveau. Chaque jour, l’expérience de la prière élargit notre cœur pour pouvoir recevoir plus pleinement l’immensité de l’amour du Père, comme elle élargit aussi notre cœur pour nous découvrir frère de tout homme. Nous entrons ainsi dans une vraie prière filiale à l’imitation de celle de Jésus. Ce travail d’unification de notre vie autour de notre expérience spirituelle et d’imitation de Jésus, St Paul nous en donne l’exemple, écoutons son témoignage : « Si j’annonce l’Évangile, je n’ai pas à en tirer orgueil, c’est une nécessité qui s’impose à moi (…). Je ne le fais pas de moi-même, je m’acquitte de la charge que Dieu m’a confiée. Alors, pourquoi recevrai-je une récompense ? (…) Libre à l’égard de tous, je me suis fait le serviteur de tous afin d’en gagner le plus grand nombre possible. (…) Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns. Et tout cela, je le fais à cause de l’Évangile, pour bénéficier, moi aussi, du salut ». Paul a unifié sa vie autour du service de l’Évangile qu’il a reçu, non pas parce qu’il a fait plus et mieux que tous les autres, mais qu’il s’est découvert comme premier bénéficiaire de l’œuvre de grâce à laquelle il collabore.
Ce travail d’unification de notre vie et de notre être, le Seigneur nous y invite tous, en découvrant dans la vocation qu’Il nous a donnée le lieu où nous pouvons expérimenter l’Amour de Dieu pour nous et où nous pouvons apprendre à aimer en acte et en vérité.
Fr. Antoine-Marie Leduc, o.c.d.