Frères et sœurs, « Il habitera à l’écart, sa demeure sera hors du camp ». De qui parle le Lévitique ? Des lépreux bien sûr selon les mesures rituelles et sanitaires de l’Ancien Testament, donc du lépreux de notre évangile, mais plus encore sans doute - la comparaison entre la finale de notre première lecture et celle de l’évangile est patente - de Jésus, « obligé d’éviter les lieux habités », qui « ne pouvait entrer ouvertement dans une ville » Admirable échange : voilà bien un renversement des frontières caractéristiques de l’évangile ! Notre récit en contient d’ailleurs au moins quatre qui ont tous leur enseignement de vie spirituelle. Parcourons-les ! Premièrement, le lépreux enfreint la loi d’exclusion en s’approchant de Jésus, mû par une confiance étonnante : « Si tu le veux, tu peux me guérir ». Comme un éloge de la confiance - la confiance obtient tout, voilà bien un enseignement qu’on n’aura jamais fini de vivre - Jésus accepte de le toucher. Il y a alors une deuxième inversion car, tandis que dans l’Ancien Testament c’est l’impureté qui est contagieuse, cette guérison montre le contraire. Rien ne résiste au salut de Jésus ! Troisièmement, Jésus se voit mis à l’écart, hors des villes, c’est-à-dire nous a dit le Lévitique, prenant le sort dévolu au lépreux. C’était nos péchés qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé méditera l’épître de Pierre avec les mots d’Isaïe. Malgré tout, sa renommée est en quelque sorte irrésistible et, en attirant à lui des hommes de partout, il transforme un lieu d’exclusion en un lieu de communion : quatrième renversement. De même, nos propres solitudes, impasses et même péchés peuvent devenir, dans l’accueil de la grâce, des lieux d’amour et de communion. Indubitablement, saint Marc annonce le mystère de la Croix, par lequel Jésus prendra sur lui le péché du monde, sera exclu de la Ville de Jérusalem mais « attirera à lui tous les hommes ». Tel est le sens de sa vie et du salut qu’il offre à ceux qui croient en lui et tel se donne à voir l’amour du Père, qui guérit, rassemble et envoie ceux qui se tournent vers lui… En ce dimanche, c’est-à-dire en ce jour où nous fêtons la mort et la résurrection du Seigneur, continuons à regarder dans cet évangile très pascal le geste de Jésus. Saint Marc semble apposer deux attitudes, la pitié et la rudesse, qui correspondent peut-être à deux attitudes opposées du lépreux : la confiance et la désobéissance. Il convient pour éclairer cela de faire une remarque classique de critique textuelle. Vous le savez, on parle parfois de l’original grec des évangiles. Or, il n’y a pas d’original mais une diversité de manuscrits qui, comme cela arrive dans toute tradition manuscrite à cause des erreurs des copistes, diffèrent les uns des autres. La critique textuelle consiste justement à comparer ces manuscrits pour établir, selon des critères complexes, un texte estimé le plus original, appelé « texte reçu », et à partir duquel sont faites nos traductions. Le fait remarquable c’est que parmi les textes anciens, les manuscrits des évangiles et, plus largement, des textes bibliques, sont des plus homogènes : sans avoir d’original, le texte reçu est bien établi. Pourquoi alors rappeler ce fait ici ? C’est l’occasion de dire que, nous, chrétiens, ne pouvons avoir une approche coranique de la Bible. Croire à la Bible inspirée, ce n’est pas croire à une dictée divine du texte biblique mais reconnaître la part humaine dans l’écriture des Ecritures. Notre Dieu, dont le Verbe s’est fait chair, s’est donné à écrire par des hommes. Il y a là quelque chose du mystère de l’Incarnation : Dieu a pris ce risque. Il ne peut que nous encourager à nous risquer pour lui.
Mais surtout cette remarque concerne directement notre évangile, car au lieu de « pris de pitié devant cet homme, Jésus étendit la main », certains manuscrits ont lu « pris de colère contre cet homme ». Il est plus plausible de penser que le terme original est celui de « colère » remplacé respectueusement par celui de « pitié ». Mais il est sûr que ces deux attitudes presque opposées sont apposées par l’évangéliste dans le récit d’aujourd’hui. D’une part, en effet, c’est « pris de pitié », touché par la confiance du lépreux que Jésus le touche à son tour et répond à sa requête. Sa confiance « si tu le veux, tu peux » totalement tournée vers Jésus ressemble à la prière que ce dernier adressera à Gethsémani : « Père, à toi tout est possible (…) non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! » D’autre part, la colère - tout au moins la rudesse - est également présente dans l’attitude de Jésus qui « renvoie » le lépreux avec un « avertissement sévère » et l’ordre de « ne rien dire à personne ». On sait ce qu’il en fut et quelles furent les conséquences de la désobéissance du lépreux. Pourquoi cette sévérité de Jésus ? On la comprend mieux vis-à-vis des marchands qui pervertissent le Temple ou des pharisiens endurcis qui refusent qu’une vie soit sauvée un jour de sabbat. Mais Jésus pressent sans doute que le secret, qu’il n’aura de cesse de demander, concernant ses actes de guérison ne sera pas tenu. Le sens de ce secret est au moins double. D’abord, confesser en vérité Jésus ne peut se faire qu’au pied de la Croix : « vraiment cet homme était fils de Dieu » - auparavant il risque de prendre Jésus pour un simple thérapeute - Ensuite, le secret violé permet à Marc de montrer la renommée irrésistible de Jésus. Dans notre évangile, le vocabulaire employé fait du lépreux un prédicateur de l’évangile qui « proclame et répand la Nouvelle ». Sa désobéissance semble atténuée et on comprend que les copistes aient préféré la pitié de Jésus à sa colère.
Et pourtant Jésus qui se laisse toucher et qui guérit et Jésus qui rudoie et qui renvoie à l’ordinaire de nos vies est bien le même : il est celui qui agit ainsi dans nos vies, tissées comme celle du lépreux, de confiance et de désobéissance. Croyons-le : le Seigneur répond à nos appels confiants et ouverts à son intervention. L’enjeu est de ne pas mettre d’obstacle à son œuvre en lui imposant des limites qu’il serait sensé ne pas pouvoir franchir. Mais aussi, le Seigneur nous intime d’agir selon son projet à lui et non selon nos petites idées, qui peuvent paraître plus naturelles mais souvent moins efficaces. La rudesse qui sépare et renvoie est, nous pouvons en faire l’expérience, bénéfique quand nous la reconnaissons comme venant du Seigneur. Croyons que le Seigneur n’agit pas moins efficacement dans la rudesse que dans la consolation. Qu’il nous accompagne sur le bon chemin, doux et rude, de la foi ! AMEN F. Guillaume, ocd