Sainte Thérèse ne donna pas de titre à son manuscrit. Celui qu’il porte aujourd’hui n’est pas totalement exact et demande une explication. Au sens strict du mot, ce livre ne mérite pas le nom de Vie, puisqu’il s’arrête à l’année 1565 et ne raconte aucun événement des dix-sept dernières années, les plus agitées et les plus fécondes. On y chercherait vainement un ordre chronologique. Ceux qui, avec les seules indications de la sainte, ont essayé de préciser quelques dates savent combien il est difficile d’arriver, sur beaucoup de points, à une détermination certaine. Les nombreux personnages dont il est fait mention ne sont pas désignés plus clairement ; deux seulement sont nommés : saint François de Borgia et saint Pierre d’Alcantara. Les menus détails que nous voudrions aujourd’hui voir en pleine lumière n’étaient pas alors nécessaires au but de l’ouvrage. La sainte les laisse dans l’ombre, se proposant uniquement de manifester les voies par lesquelles Dieu avait conduit son âme.
Cette vie a donc un caractère spécial qui la distingue des histoires du même nom. Elle est avant tout le récit des grâces merveilleuses, des faveurs extraordinaires accordées à sainte Thérèse jusqu’à l’âge de cinquante ans. Elle retrace le portrait de l’intime de son âme plutôt que le tableau de ses actions extérieures. Elle peint au vif ses angoisses cachées et profondes aussi bien que ses ravissements extatiques ; elle est un chant de reconnaissance et d’amour, et, pour employer ses expressions, « le livre des miséricordes du Seigneur ».
On connaît les circonstances qui donnèrent lieu à cette autobiographie. Étonnée des phénomènes extraordinaires qui, vers 1555, commencèrent à accompagner son oraison, la sainte craignit un artifice diabolique. Les premiers directeurs consultés partagèrent ses appréhensions. D’autres, au contraire, reconnurent l’action divine. L’un d’eux toutefois voulut qu’elle demandât à cinq ou six hommes éclairés lumière et conseil. Après quelques jours de réflexion, ceux-ci déclarèrent qu’elle était le jouet du démon. Dans Avila cette affaire ne tarda pas à s’ébruiter : sur plusieurs lèvres courut bientôt le nom de Madeleine de la Croix, dont le triste souvenir hantait encore les imaginations ; on proposait d’exorciser la nouvelle illuminée ; les confesseurs eux-mêmes ne consentaient que difficilement à l’entendre.
Un moyen restait à la sainte : bien faire connaître l’état de son âme et les chemins par lesquels Dieu la menait. Déjà une voix intérieure lui disait d’écrire une relation complète de toute sa vie. Mais elle attendait un ordre formel de ses directeurs. D’après les historiens modernes de la sainte, cet ordre lui aurait été donné par un dominicain, le P. Ibanez. Commencé à Avila en 1561, le travail était achevé au mois de juin 1562, à Tolède, chez Louise de la Cerda.
Ce premier manuscrit n’existe plus aujourd’hui. Qu’est-il devenu ? On l’ignore. On sait seulement qu’il n’était pas distribué en chapitres et que la division actuelle fut demandée à la sainte par son confesseur. Vers la fin de 1562, le P. Garcia de Toledo lui ordonna de raconter « la fondation du monastère de Saint-Joseph d’Avila et beaucoup d’autres choses », qui n’étaient pas contenues dans la première relation.
Plusieurs mois s’écoulent et les angoisses de la sainte ne sont pas dissipées. Elle va trouver un inquisiteur, don Soto de Salazar, qui était de passage à Avila. Celui-ci la rassure ; mais pour la tranquilliser davantage, il lui conseille de rédiger, avec le récit de sa vie, un exposé de ses états d’oraison et de l’envoyer au maître Jean d’Avila, homme fort éclairé sur ces matières. Elle obéit. Le manuscrit est porté à l’apôtre de l’Andalousie par Louise de la Cerda. Mais comme on tarde à le lui remettre, la sainte s’en plaint dans une lettre du 18 mai 1568 : « Si le dépôt est encore entre vos mains, envoyez-le sans délai, je vous en supplie. Ce retard m’a véritablement peinée ; je pense que le démon en est cause. » Huit jours après, nouvelle lettre : « Je ne voudrais pas que le maître Avila mourût sans voir mon manuscrit ; ce serait un grand malheur. Il a envie de le voir et le lira aussitôt qu’il le pourra. » Le 23 juin, la commission était faite, puisque la sainte écrivait : « Souvenez-vous, Madame, qu’en vous confiant mon livre, c’est mon âme que je vous ai confiée. Hâtez-vous de me le renvoyer au plus tôt et par une voie sûre ; mais ayez soin qu’il revienne accompagné d’une lettre de ce saint homme. » Cette lettre, datée du 15 septembre 1568, arriva bientôt pour consoler sainte Thérèse, qui répondit à Louise de la Cerda le 2 novembre : « Au sujet du livre, vous avez négocié on ne peut mieux ; aussi ai-je oublié sur-le-champ toutes les petites fâcheries que vos lenteurs m’avaient causées. Le père maître Jean d’Avila m’écrit au long ; il est content de tout ; il dit seulement qu’il faut développer davantage certaines choses et changer quelques expressions ; cela est facile. »
Les théologiens et les directeurs de la sainte qui virent le manuscrit lui décernèrent les mêmes éloges. Le trouvant plein d’excellents avis pour la vie spirituelle, ils en ordonnèrent une transcription. Cette dernière rédaction, écrite en entier de la main de Thérèse, est très probablement l’autographe qu’on possède aujourd’hui.
Déjà du vivant même de la sainte, plusieurs copies en furent faites. Mgr Alvaro de Mendoza, évêque d’Avila, se procura la première et la remit à Dona Maria de Mendoza, sa sœur. La duchesse d’Albe en obtint une, grâce au P. Barthélemy de Medina, à qui sainte Thérèse avait confié son livre. Le bruit en vint jusqu’à la princesse d’Eboli, qui fit tant par ses prières et ses menaces que le manuscrit lui fut enfin prêté. Elle ne le garda pas pour elle seule et le laissa courir de main en main. On en parla beaucoup. L’Inquisition s’émut et le fit déférer à son tribunal (mai 1575).
Dès qu’elle apprit à Béas cette grave nouvelle, la sainte envoya le livre au P. Banès. Celui-ci le remit lui-même aux inquisiteurs de Madrid et fut nommé censeur avec Ferdinand del Castillo, comme lui de l’ordre de Saint-Dominique. Bientôt il rédigeait une sentence approbative .
Mais l’Inquisition garda le livre près de douze ans, c’est-à-dire jusqu’au jour où la vénérable mère Anne de Jésus alla fonder le couvent de Madrid (oct. 1586). A cette époque des démarches furent faites auprès du grand Inquisiteur. On apprit alors que le manuscrit avait été examiné, approuvé et que son impression serait favorablement accueillie. Aussitôt la mère Anne de Jésus se mit en quête des autres écrits de la sainte, qui étaient dispersés un peu de tous les côtés. Elle les remit au P. Louis de Léon, de l’ordre des Augustins, qui fut chargé par le conseil royal de les revoir et de les publier. Ils parurent, avec le livre de la Vie, à Salamanque, chez Guillaume Foquel, en 1588.