Selon la tradition des rabbins, la Loi de Moïse comprenait 613 commandements, dont 365 étaient des interdictions, et 213 des préceptes positifs. L’une des règles d’interprétation avait tendance à situer tous les commandements sur le même plan :« Que le commandement léger te soit aussi cher que le commandement grave ! »
Cela pouvait partir d’une bonne intention, et exprimer un amour de Dieu très attentif ; mais cela pouvait tout aussi bien virer au légalisme pointilleux, et parfois aboutir à une déformation des consciences. Ainsi certains rabbins mettaient-ils sur une même ligne la défense de dénicher des oiseaux et le précepte d’honorer son père et sa mère.
Au temps de Jésus quelques hommes clairvoyants dans leur foi essayaient d’établir une hiérarchie parmi ces multiples obligations de la Loi ; d’où la question de ce spécialiste à Jésus :« Quel commandement est le premier de tous ? »
Jésus répond d’abord en citant Dt 6,5, un beau texte que tous avaient en mémoire, puisque, déjà au temps de Jésus, tous les hommes juifs devaient le réciter au moins deux fois par jour. C’est le texte même de notre première lecture d’aujourd’hui : « Écoute, Israël, le Seigneur, notre Dieu, est le seul. Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ton énergie ».
Il ne faudrait pas ici forcer la distinction entre cœur, âme, et pensée. Pour nous, occidentaux modernes, le cœur sert surtout à aimer ; pour un hébreu, le cœur a sa part aussi dans l’activité intellectuelle : Dieu donne un cœur pour comprendre (Dt 29,3). Pour les juifs du temps de Jésus, le cœur est à la fois conscience et mémoire, intuition et force morale. Dans le cœur résonnent toutes les affections ; mais c’est aussi dans le cœur que les impressions et les idées se changent en décisions et en projets . Et surtout c’est dans le cœur que s’enracinent l’attitude croyante et la fidélité à Dieu. Le cœur, au sens biblique, c’est donc le tout de l’homme intérieur, et le lieu privilégié du risque de la foi.
Ainsi :« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur » signifie :« Toute ta personne sera mobilisée pour l’amour de ton Dieu ; tu dois tendre vers Dieu avec le meilleur de toi-même ».
Mais Jésus ajoute aussitôt, en citant cette fois le Lévitique (19,18) :« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C’est le second commandement, toujours inséparable du premier et pourtant toujours distinct. Car l’amour pour autrui ne peut pas remplacer l’amour pour Dieu, pas plus que le prochain ne peut remplacer Dieu.
Mais les deux commandements sont semblables, parce que l’amour du prochain, comme l’amour pour Dieu, doit mobiliser toute la personne et toutes ses forces. On ne peut vraiment s’approcher de Dieu, sans commencer à aimer tout ce que Dieu aime ; et plus on est près de Dieu, plus on se rend proche des autres fils de Dieu. « La charité, c’est tout sur la terre, disait Thérèse de Lisieux, et l’on est sainte dans la mesure où on la pratique ».
« Maître, répond le scribe à Jésus, tu as parfaitement dit que Dieu est l’Unique, et qu’il n’y en a pas d’autre que lui ; l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force, et aimer le prochain comme soi-même, vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices (d’animaux) ». Et Jésus, voyant qu’il avait répondu avec sagacité, lui dit :« Tu n’es pas loin du Règne de Dieu ».
« Tu n’es pas loin : c’est à la fois encourageant et décevant. Cela veut dire : »Tu y viens ; mais tu n’y es pas encore« . »Tu n’es pas loin« : c’est à chacun de nous que Jésus s’adresse, puisque nous sommes réunis pour entendre sa parole ».
Tu n’es pas loin, puisque tu cherches la vérité, puisque tu veux la trouver auprès de moi.
Tu n’es pas loin, puisque tu veux donner un sens à ta vie, à ton travail, à tes souffrances, à ton dévouement ; puisque tu veux prendre du recul par rapport au tourbillon de ta vie ; puisque tu veux échapper à l’engrenage de la routine, au mensonge des relations superficielles, à tout ce qui rapetisse ta vie, comme les 613 commandements de la loi que tu t’es faite.
Tu n’es pas loin, si tu as entrevu l’importance de la charité, si tu as compris qu’il faut vouloir concrètement pour ton frère ce que tu veux pour toi : une vie joyeuse, donnée, efficace, la reconnaissance par les autres, et l’amitié de Dieu.
Alors, Seigneur, si je ne suis pas loin, dis-moi, aujourd’hui, ce qui me manque encore pour être tout près de toi.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.