I - Les premiers pas
1) L’entrée au Carmel
Le lundi 9 Avril, jour où le Carmel célébrait la fête de l’Annonciation, remise à cause du carême, fut choisi pour mon entrée. La veille toute la famille était réunie autour de la table où je devais m’asseoir une dernière fois. Ah ! que ces réunions intimes sont déchirantes !… Alors qu’on voudrait se voir oubliée, les caresses, les paroles les plus tendres sont prodiguées et font sentir le sacrifice de la séparation… Papa ne disait presque rien mais son regard se posait sur moi avec amour… Ma Tante pleurait de temps en temps et mon Oncle me faisait mille compliments affectueux. Jeanne et Marie étaient aussi remplies de délicatesses pour moi, surtout Marie qui me [69r°] prenant à l’écart, me demanda pardon des peines qu’elle croyait m’avoir causées. Enfin ma chère petite Léonie, revenue de la Visitation depuis quelques mois, me comblait plus encore de baisers et de caresses. Il n’y a que de Céline dont je n’ai pas parlé, mais vous devinez, ma Mère chérie, comment se passa la dernière nuit où nous avons couché ensemble…
Le matin du grand jour, après avoir jeté un dernier regard sur les Buissonnets, ce nid gracieux de mon enfance que je ne devais plus revoir, je partis au bras de mon Roi chéri pour gravir la montagne du Carmel… Comme la veille toute la famille se trouva réunie pour entendre la Sainte Messe et y communier. Aussitôt que Jésus fut descendu dans le cœur de mes parents chéris, je n’entendis autour de moi que des sanglots, il n’y eut que moi qui ne versai pas de larmes, mais je sentis mon cœur battre avec une telle violence qu’il me sembla impossible d’avancer lorsqu’on vint nous faire signe de venir à la porte conventuelle ; j’avançai cependant tout en me demandant si je n’allais pas mourir par la force des battements de mon cœur… Ah ! quel moment que celui-là ! Il faut y avoir passé pour savoir ce qu’il est…
Mon émotion ne se traduisit pas au dehors : après avoir embrassé tous les membres de ma famille chérie, je me mis à genoux devant mon incomparable Père, lui demandant sa bénédiction ; pour me la donner il se mit lui-même à genoux et me bénit en pleurant… C’était un spectacle qui devait faire sourire les anges que celui de ce vieillard présentant au Seigneur son enfant encore au printemps de la vie !…
Quelques instants après, les portes de l’arche sainte se fermaient sur moi Gn 7,16 et là je recevais les embrassements des sœurs chéries qui m’avaient servi de mères et que j’allais désormais prendre pour modèles de mes actions… Enfin mes désirs étaient accomplis, mon âme ressentait une PAIX si douce et si profonde qu’il me serait impossible [69v°] de l’exprimer et depuis sept ans et demi cette paix intime est restée mon partage, elle ne m’a pas abandonnée au milieu des plus grandes épreuves.
Comme toutes les postulantes je fus conduite au chœur aussitôt après mon entrée ; il était sombre à cause du Saint Sacrement exposé et ce qui frappa d’abord mes regards, furent les yeux de notre sainte Mère Geneviève qui se fixèrent sur moi ; je restai un moment à genoux à ses pieds remerciant le bon Dieu de la grâce qu’Il m’accordait de connaître une sainte et puis je suivis la Mère Marie de Gonzague dans les différents endroits de la communauté ; tout me semblait ravissant, je me croyais transportée dans un désert, notre petite cellule surtout me charmait, mais la joie que je ressentais était calme, le plus léger zéphyr ne faisait pas onduler les eaux tranquilles sur lesquelles voguait ma petite nacelle, aucun nuage n’obscurcissait mon ciel d’azur… ah ! j’étais pleinement récompensée de toutes mes épreuves… Avec quelle joie profonde je répétais ces paroles : « C’est pour toujours, toujours que je suis ici !… »
Ce bonheur n’était pas éphémère, il ne devait point s’envoler avec « les illusions des premiers jours. » Les illusions, le bon Dieu m’a fait la grâce de n’en avoir AUCUNE en entrant au Carmel ; j’ai trouvé la vie religieuse telle que je me l’étais figurée, aucun sacrifice ne m’étonna et cependant, vous le savez, ma Mère chérie, mes premiers pas ont rencontré plus d’épines que (de) roses !… Oui, la souffrance m’a tendu les bras et je m’y suis jetée avec amour… Ce que je venais faire au Carmel, je l’ai déclaré aux pieds de Jésus-Hostie, dans l’examen qui précéda ma profession : « je suis venue pour sauver les âmes et surtout afin de prier pour les prêtres. » Lorsqu’on veut atteindre un but, il faut en prendre les moyens ; Jésus me fit comprendre que c’était par la croix qu’Il voulait me donner des âmes et mon attrait pour la souffrance grandit à mesure que la souffrance augmentait. Pendant cinq années cette voie fut la mienne ; mais [70r°] à l’extérieur, rien ne traduisait ma souffrance d’autant plus douloureuse que j’étais seule à la connaître. Ah ! quelle surprise à la fin du monde nous aurons en lisant l’histoire des âmes !… Qu’il y aura de personnes étonnées en voyant la voie par laquelle la mienne a été conduite…
2) La confession générale
Cela est si vrai que, deux mois après mon entrée, le Père Pichon étant venu pour la profession de Sœur Marie du Sacré-Cœur, il fut surpris de voir ce que le Bon Dieu faisait en mon âme et me dit que la veille, m’ayant considérée priant au chœur, il croyait ma ferveur tout enfantine et ma voie bien douce. Mon entrevue avec le bon Père fut pour moi une consolation bien grande, mais voilée de larmes à cause de la difficulté que j’éprouvais à ouvrir mon âme. Je fis cependant une confession générale, comme jamais je n’en avais faite ; à la fin le Père me dit ces paroles, les plus consolantes qui soient venues retentir à l’oreille de mon âme : « En présence du Bon Dieu, de la Sainte Vierge et de tous les Saints, JE DECLARE QUE JAMAIS VOUS N’AVEZ COMMIS UN SEUL PECHE MORTEL. » Puis il ajouta : remerciez le Bon Dieu de ce qu’il fait pour vous, car s’il vous abandonnait, au lieu d’être un petit ange, vous deviendriez un petit démon. Ah ! je n’avais pas de peine à le croire, je sentais combien j’étais faible et imparfaite, mais la reconnaissance remplissait mon âme ; j’avais une si grande crainte d’avoir terni la robe de mon Baptême, qu’une telle assurance sortie de la bouche d’un directeur comme les désirait Notre Sainte Mère Thérèse, c’est-à-dire unissant la science à la vertu, me paraissait sortie de la bouche même de Jésus… Le bon Père me dit encore ces paroles qui se sont doucement gravées dans mon cœur : « Mon enfant, que Notre Seigneur soit toujours votre Supérieur et votre Maître des novices. » Il le fut en effet et aussi « Mon directeur ». Ce n’est pas que je veuille dire par là que mon âme ait été fermée pour mes Supérieures, ah ! loin de là, j’ai toujours essayé qu’elle leur soit un livre [70v°] ouvert ; mais notre Mère, souvent malade, avait peu le temps de s’occuper de moi. Je sais qu’elle m’aimait beaucoup et disait de moi tout le bien possible, cependant le Bon Dieu permettait qu’à son insu, elle fût TRES SEVERE ; je ne pouvais la rencontrer sans baiser la terre, il en était de même dans les rares directions que j’avais avec elle… Quelle grâce inappréciable !… Comme le Bon Dieu agissait visiblement en celle qui tenait sa place !… Que serais-je devenue si, comme le croyaient les personnes du monde, j’avais été « le joujou » de la communauté ?… Peut-être au lieu de voir Notre-Seigneur en mes Supérieures n’aurais-je considéré que les personnes et mon cœur, si bien gardé dans le monde, se serait attaché humainement dans le cloître… Heureusement je fus préservée de ce malheur. Sans doute, j’aimais beaucoup notre Mère, mais d’une affection pure qui m’élevait vers L’Époux de mon âme…
3) Jésus, le Directeur de Thérèse
Notre maîtresse était une vraie sainte, le type achevé des premières carmélites ; toute la journée j’étais avec elle, car elle m’apprenait à travailler. Sa bonté pour moi était sans bornes et cependant mon âme ne se dilatait pas… Ce n’était qu’avec effort qu’il m’était possible de faire direction, n’étant pas habituée à parler de mon âme je ne savais comment exprimer ce qui s’y passait. Une bonne vieille mère comprit un jour ce que je ressentais, elle me dit en riant à la récréation : « Ma petite fille, il me semble que vous ne devez pas avoir grand’chose à dire à vos supérieures. » « Pourquoi, ma Mère, dites-vous cela ?… » "Parce que votre âme est extrêmement simple, mais quand vous serez parfaite, vous serez encore plus simple, plus on s’approche du Bon Dieu, plus on se simplifie." La bonne Mère avait raison ; cependant la difficulté que j’avais à ouvrir mon âme, tout en venant de ma simplicité, était une véritable épreuve, je le reconnais maintenant, car sans cesser d’être simple [71r°] j’exprime mes pensées avec une très grande facilité.
J’ai dit que Jésus avait été "mon Directeur" En entrant au Carmel je fis connaissance avec celui qui devait m’en servir, mais à peine m’avait-il admise au nombre de ses enfants qu’il partit pour l’exil… Ainsi je ne l’avais connu que pour en être aussitôt privée… Réduite à recevoir de lui une lettre par an, sur douze que je lui écrivais, mon cœur se tourna bien vite vers le Directeur des directeurs et ce fut Lui qui m’instruisit de cette science cachée aux savants et aux sages qu’Il daigne révéler aux petits… Lc 10,21
II - La prise d’habit
1) Introduction
a) Place centrale de la Sainte Face
La petite fleur transplantée sur la montagne du Carmel devait s’épanouir à l’ombre de la Croix ; les larmes, le sang de Jésus devinrent sa rosée et son Soleil fut sa Face Adorable voilée de pleurs…
b) Rôle de Mère Agnès dans cette dévotion
Jusqu’alors je n’avais pas sondé la profondeur des trésors cachés dans la Sainte Face, ce fut par vous, ma Mère chérie, que j’appris à les connaître, de même qu’autrefois vous nous aviez toutes précédées au Carmel, de même vous aviez pénétré la première les mystères d’amour cachés dans le Visage de notre Époux ; alors vous m’avez appelée et j’ai compris… J’ai compris ce qu’était la véritable gloire. Celui dont le royaume n’est pas de ce monde me montra que la vraie sagesse consiste à « vouloir être ignorée et comptée pour rien, à mettre sa joie dans le mépris de soi-même »… Ah ! comme celui de Jésus, je voulais que : « Mon visage soit vraiment caché, que sur la terre personne ne me reconnaisse. » J’avais soif de souffrir et d’être oubliée…
c) Miséricorde de Dieu
Qu’elle est miséricordieuse la voie par laquelle le Bon Dieu m’a toujours conduite, jamais Il ne m’a fait désirer quelque chose sans me le donner, aussi son calice amer me parut-il délicieux…
2) Le récit proprement dit
a) Introduction
Après les radieuses fêtes du moi de Mai, fêtes de la profession et prise de voile de notre chère Marie, l’aînée de la famille que la dernière eut le bonheur de couronner au jour de ses noces, il fallait bien que l’épreuve vînt, nous visiter…
b) Prodromes de la maladie
L’année précédente au mois de Mai, Papa avait été atteint d’une attaque de paralysie dans les jambes, notre inquiétude fut bien grande alors, mais le fort tempérament de mon Roi chéri prit bientôt le dessus et nos craintes disparurent ; cependant plus d’une fois pendant le voyage de Rome, nous avions remarqué qu’il se fatiguait facilement, qu’il n’était plus aussi gai que d’habitude… Ce que surtout j’avais remarqué c’était les progrès que Papa faisait dans la perfection ; à l’exemple de Saint François de Sales, il était parvenu à se rendre maître de sa vivacité naturelle au point qu’il paraissait avoir la nature la plus douce du monde… Les choses de la terre semblaient à peine l’effleurer, il prenait facilement le dessus des contrariétés de cette vie, enfin le Bon Dieu l’inondait de consolations ; pendant ses visites journalières au Saint Sacrement ses yeux se remplissaient souvent de larmes et son visage respirait une béatitude céleste… Lorsque Léonie sortit de le Visitation, il ne s’affligea pas, ne fit aucun reproche au Bon Dieu de n’avoir pas exaucé les prières qu’il Lui avait faites pour obtenir la vocation de sa chère fille, ce fut même avec une certaine joie qu’il partit la chercher…
Voici avec quelle foi Papa accepta la séparation de sa petite reine, il l’annonçait en ces termes à ses amis d’Alençon : « Bien chers Amis, Thérèse, ma petite reine, est entrée hier au Carmel !… Dieu seul peut exiger un tel sacrifice… Ne me plaignez pas, car mon cœur surabonde de joie. »
c) Interprétation de Thérèse
Il était temps qu’un aussi fidèle serviteur reçût le prix de ses travaux, il était juste que son salaire ressemblât à celui que Dieu donna au Roi du Ciel, son Fils unique… Papa venait d’offrir à Dieu un Autel, ce fut lui la victime choisie pour y être immolée avec l’Agneau sans tache. Vous connaissez, ma Mère chérie, nos amertumes du mois de Juin et surtout du 24 de l’année 1888, ces souvenirs sont trop bien gravés au fond de nos cœurs pour qu’il soit nécessaire de les écrire… O ma Mère ! que nous avons souffert !… et ce n’était encore que le commencement de notre épreuve…
d) La fête de la prise d’habit
Cependant l’époque de ma prise d’habit étant arrivée ; je fus reçue par le chapitre, mais comment songer à faire une cérémonie ? Déjà l’on parlait de me donner le saint habit sans me faire sortir, lorsqu’on décida d’attendre. Contre toute espérance, notre Père chéri se remit de sa seconde attaque et Monseigneur fixa la cérémonie au 10 Janvier. L’attente avait été longue, mais aussi, quelle belle fête !… rien n’y manquait, rien, pas même la neige… Je ne sais pas si déjà je vous ai parlé de mon amour pour la neige ?… Toute petite, sa blancheur me ravissait ; un des plus grands plaisirs était de me promener sous les flocons neigeux. D’où me venait ce goût pour la neige ?… Peut-être de ce qu’étant une petite fleur d’hiver la première parure dont mes yeux d’enfant virent la nature embellie dut être son blanc manteau… Enfin j’avais toujours désiré que le jour de ma prise d’habit la nature fût comme moi parée de blanc. La veille de ce beau jour je regardais tristement le ciel gris d’où s’échappait de temps en temps une pluie fine et la température était si douce que je n’espérais plus la neige. Le matin suivant, le Ciel n’avait pas changé ; cependant la fête fut ravissante, et la plus belle, la plus ravissante fleur était mon Roi chéri, jamais il n’avait été plus beau, plus digne… Il fit l’admiration de tout le monde, ce jour fut son triomphe, sa dernière fête ici-bas. Il avait donné tous ses enfants au Bon Dieu, car Céline lui ayant confié sa vocation, il avait pleuré de joie et était allé avec elle remercier Celui qui « lui faisait l’honneur de prendre tous ses enfants ».
A la fin de la cérémonie Monseigneur entonna le Te Deum, un prêtre essaya de faire remarquer que ce cantique ne se chantait qu’aux professions, mais l’élan était donné et l’hymne d’action de grâces se continua jusqu’au bout. Ne fallait-il pas que la fête fût complète puisqu’en elle se réunissaient toutes les autres ?… Après avoir embrassé une dernière fois mon Roi chéri, je rentrai dans la clôture, la première chose que j’aperçus sous le cloître fut « mon petit Jésus rose » me souriant au milieu des fleurs et des lumières et puis aussitôt mon regard se porta sur des flocons de neige… le préau était blanc comme moi. Quelle délicatesse de Jésus ! Prévenant les désirs de sa petite fiancée, il lui donnait de la neige… De la neige, quel est donc le mortel, si puissant fût-il, qui puisse en faire tomber du Ciel pour charmer sa bien-aimée ?… Peut-être les personnes du monde se firent-elles cette question, ce qu’il y a de certain, c’est que la neige de ma prise d’habit leur parut un petit miracle et que toute la ville s’en étonna. On trouva que j’avais un drôle de goût d’aimer la neige… Tant mieux ! cela fit encore ressortir davantage l’incompréhensible condescendance de l’Époux des vierges… de Celui qui chérit les Lys blancs comme la neige !…Monseigneur entra après la cérémonie, il fut d’une bonté toute paternelle pour moi. Je crois bien qu’il était fier de voir que j’avais réussi, il disait à tout le monde que j’étais « sa petite fille ». A chaque fois qu’elle revint depuis cette belle fête, sa Grandeur fut toujours bien bonne pour moi, je me souviens surtout de sa visite à l’occasion du centenaire de N. P. St Jean de la Croix. Il me prit la tête dans ses mains, me fit mille caresses de toutes sortes, jamais je n’avais été aussi honorée ! En même temps le Bon Dieu me fit penser aux caresses qu’Il voudra bien me prodiguer devant les anges et les Saints et dont il me donnait une faible image dès ce monde, aussi la consolation que je ressentis fut bien grande…
e) Passion de Mr Martin et souffrance de Thérèse
Comme je viens de le dire la journée du 10 Janvier fut le triomphe de mon Roi, je le compare à l’entrée de Jésus à Jérusalem le jour des rameaux ; comme celle de notre Divin Maître, sa gloire d’un jour fut suivie d’une passion douloureuse et cette passion ne fut pas pour lui seul ; de même que les douleurs de Jésus percèrent d’un glaive le cœur de sa Divine Mère, ainsi nos cœurs ressentirent les souffrances de celui que nous chérissions le plus tendrement sur la terre… Je me rappelle qu’au mois de Juin 1888, au moment de nos premières épreuves, je disais : « Je souffre beaucoup, mais je sens que je puis encore supporter de plus grandes épreuves. » Je ne pensais pas alors à celles qui m’étaient réservées… Je ne pensais pas que le 12 Février, un mois après ma prise d’habit, notre Père chéri boirait à la plus amère, à la plus humiliante de toutes les coupes…
Ah ! ce jour-là je n’ai pas dit pouvoir souffrir encore davantage !!!… Les paroles ne peuvent exprimer nos angoisses, aussi je ne vais pas essayer de les décrire. Un jour, au Ciel, nous aimerons à nous parler de nos glorieuses épreuves, déjà ne sommes-nous pas heureuses de les avoir souffertes ?… Oui les trois années du martyre de Papa me paraissent les plus aimables, les plus fructueuses de toute notre vie, je ne les donnerais pas pour toutes les extases et les révélations des Saints, mon cœur déborde de reconnaissance en pensant à ce trésor inestimable qui doit causer une sainte jalousie aux Anges de la Céleste cour…
3) Conclusion sur les fruits de l’épreuve
a) Désir des souffrances comblé
Mon désir des souffrances était comblé, cependant mon attrait pour elles ne diminuait pas, aussi mon âme partagea-t-elle bientôt les souffrances de mon cœur. La sécheresse était mon pain quotidien et privée de toute consolation j’étais cependant la plus heureuse des créatures, puisque tous mes désirs étaient satisfaits…
b) Communion des 5 sœurs dans l’amour de Jésus
O ma Mère chérie ! qu’elle a été douce notre grande épreuve, puisque de tous nos cœurs ne sont sortis que des soupirs d’amour et de reconnaissance !… Nous ne marchions plus dans les sentiers de la perfection, nous volions toutes les 5. Les deux pauvres petites exilées de Caen, tout en étant encore dans le monde, n’étaient plus du monde…
c) Communion entre Céline et Thérèse
Ah ! quelles merveilles l’épreuve a faites dans l’âme de ma Céline chérie !… Toutes les lettres qu’elle écrivait à cette époque sont empreintes de résignation et d’amour… Et qui pourra dire les parloirs que nous avions ensemble ?… Ah ! loin de nous séparer les grilles du Carmel unissaient plus fortement nos âmes, nous avions les mêmes pensées, les mêmes désirs, le même amour de Jésus et des âmes… Lorsque Céline et Thérèse se parlaient, jamais un mot des choses de la terre ne se mêlait à leurs conversations qui déjà étaient toutes dans le Ciel. Comme autrefois dans le belvédère, elles rêvaient les choses de l’éternité et pour jouir bientôt de ce bonheur sans fin, elles choisissaient ici-bas pour unique partage « La souffrance et le mépris ».
4) Le temps des fiançailles
a) La profession différée
Ainsi s’écoula le temps de mes fiançailles… Il fut bien long pour la pauvre petite Thérèse ! Au bout de mon année, Notre Mère me dit de ne pas songer à demander la profession, que certainement Monsieur le Supérieur repousserait ma prière, je dus attendre encore huit mois… Au premier moment il me fut bien difficile d’accepter ce grand sacrifice, mais bientôt la lumière se fit dans mon âme ; je méditais alors les "Fondements de la vie spirituelle" par le Père Surin ; un jour pendant l’oraison je compris que mon désir si vif de faire profession était mélangé d’un grand amour-propre ; puisque je m’étais donnée à Jésus pour lui faire plaisir, le consoler, [64r°] je ne devais pas l’obliger à faire ma volonté au lieu de la sienne ; je compris encore qu’une fiancée devait être parée pour le jour de ses noces et moi je n’avais rien fait dans ce but… alors je dis Jésus : "O mon Dieu ! je ne vous demande pas de prononcer mes saints vœux, j’attendrai autant que vous le voudrez, seulement je ne veux pas que par ma faute mon union avec vous soit différée, aussi je vais mettre tous mes soins à me faire une belle robe enrichie de pierreries ; quand vous la trouverez assez richement ornée je suis sûre que toutes les créatures ne vous empêcheront pas de descendre vers moi afin de m’unir pour toujours à vous, ô mon Bien-Aimé !…"
b)Le vœu de pauvreté
Depuis ma prise d’habit, j’avais déjà reçu d’abondantes lumières sur la perfection religieuse, principalement au sujet du vœu de Pauvreté. Pendant mon postulat, j’étais contente d’avoir de gentilles choses à mon usage et de trouver sous la main tout ce qui m’était nécessaire. "Mon Directeur" souffrait cela patiemment, car Il n’aime pas à tout montrer aux âmes en même temps. Il donne ordinairement sa lumière petit à petit. (Au commencement de ma vie spirituelle, vers l’âge de treize à quatorze ans, je me demandais ce que plus tard j’aurais à gagner, car je croyais qu’il m’était impossible de mieux comprendre la perfection ; j’ai reconnu bien vite que plus on avance dans ce chemin, plus on se croit éloigné du terme, aussi maintenant je me résigne à me voir toujours imparfaite et j’y trouve ma joie…) je reviens aux leçons que me donna "mon Directeur". Un soir après complies je cherchai vainement notre petite lampe sur les planches réservées à cet usage, c’était grand silence, impossible de la réclamer… je compris qu’une sœur croyant prendre sa lampe avait pris la nôtre dont j’avais un très grand besoin ; au lieu de ressentir du chagrin d’en être privée, je fus bien heureuse, sentant que la pauvreté consiste à se voir privée non pas seulement des choses agréables mais encore [74v°] des choses indispensables, ainsi dans les ténèbres extérieures je fus illuminée intérieurement… Je fus prise à cette époque d’un véritable amour pour les objets les plus laids et les moins commodes, ainsi ce fut avec joie que je me vis enlever la jolie petite cruche de notre cellule et donner à sa place une grosse cruche tout ébréchée…
c) L’humilité
Je faisais aussi bien des efforts pour ne pas m’excuser, ce qui me semblait bien difficile surtout avec notre Maîtresse à laquelle je n’aurais voulu rien cacher ; voici ma première victoire, elle n’est pas grande mais elle m’a bien coûté. Un petit vase placé derrière une fenêtre se trouva brisé, notre Maîtresse croyant que c’était moi qui l’avais laissé traîner, me le montra en disant de faire plus attention une autre fois. Sans rien dire je baisai la terre, ensuite je promis d’avoir plus d’ordre à l’avenir. A cause de mon peu de vertu ces petites pratiques me coûtaient beaucoup et j’avais besoin de penser qu’au jugement dernier tout serait révélé, Mt 25,31-40 car je faisais cette remarque, lorsqu’on fait son devoir, ne s’excusant jamais, personne ne le sait, au contraire, les imperfections paraissent tout de suite…
d) pratiquer les petites vertus
Je m’appliquais surtout à pratiquer les petites vertus, n’ayant pas la facilité d’en pratiquer de grandes, ainsi j’aimais à plier les manteaux oubliés par les sœurs et à leur rendre tous les petits services que je pouvais. L’amour de la mortification me fut aussi donné, il fut d’autant plus grand que rien ne m’était permis pour le satisfaire… La seule petite mortification que je faisais dans le monde et qui consistait à ne pas m’appuyer le dos lorsque j’étais assise me fut défendue à cause de ma propension à me voûter. Hélas ! mon ardeur n’aurait sans doute pas été de longue durée si l’on m’avait accordé beaucoup de pénitences… Celles qu’on m’accordait sans que je les demande consistaient à mortifier mon amour-propre, ce qui me faisait beaucoup plus de bien que les pénitences corporelles…
[75r°] Le réfectoire qui fut mon emploi aussitôt après ma prise d’habit me fournit plus d’une occasion de mettre mon amour-propre à sa place, c’est-à-dire sous les pieds… Il est vrai que j’avais une grande consolation d’être dans le même emploi que vous ma Mère chérie et de pouvoir contempler de près vos vertus, mais ce rapprochement était un sujet de souffrance ; je ne me sentais pas comme autrefois, libre de tout vous dire, il y avait la règle à observer, je ne pouvais pas vous ouvrir mon âme, enfin j’étais au Carmel et non plus aux Buissonnets sous le toit paternel !…
e) Ma robe de noces était prête
Cependant, la Ste Vierge m’aidait à préparer la robe de mon âme ; aussitôt qu’elle fut achevée les obstacles s’en allèrent d’eux-mêmes. Monseigneur m’envoya la permission que j’avais sollicitée, la communauté voulut bien me recevoir et ma profession fut fixée au 8 Septembre…
Tout ce que je viens d’écrire en peu de mots demanderait bien des pages de détails, mais ces pages ne se liront jamais sur la terre ; bientôt, ma Mère chérie, je vous parlerai de toutes ces choses dans notre maison paternelle, au beau Ciel vers lequel montent les soupirs de nos cœurs !…
Ma robe de noces était prête, elle était enrichie des anciens joyaux que m’avait donnés mon Fiancé, cela ne suffisait pas à sa libéralité. Il voulut me donner un nouveau diamant aux reflets sans nombre. L’épreuve de Papa était avec toutes ses douloureuses circonstances les anciens joyaux, et le nouveau fut une épreuve bien petite en apparence, mais qui me fit beaucoup souffrir. Depuis quelque temps, notre pauvre petit Père, se trouvant un peu mieux, on le faisait sortir en voiture, il était même question de le faire voyager en chemin de fer pour venir nous voir. Naturellement Céline pensa tout de suite qu’il fallait choisir le jour de ma prise de voile. "Afin de ne pas le fatiguer, disait-elle, je ne le ferai [75v°] pas assister à toute la cérémonie, seulement à la fin, j’irai le chercher et je le conduirai tout doucement jusqu’auprès de la grille afin que Thérèse reçoive sa bénédiction." Ah ! je reconnais bien là le cœur de ma Céline chérie… c’est bien vrai que "jamais l’amour ne prétexte d’impossibilité parce qu’il se croit tout possible et tout permis…" La prudence humaine au contraire tremble à chaque pas et n’ose pour ainsi dire poser le pied, aussi le Bon Dieu qui voulait m’éprouver se servit-Il d’elle comme d’un instrument docile et le jour de mes noces je fus vraiment orpheline, n’ayant pas de Père sur la terre mais pouvant regarder le Ciel avec confiance et dire en toute vérité : "Notre Père qui êtes aux Cieux." Mt 6,9
f) La retraite de profession
Avant de vous parler de cette épreuve j’aurais dû, ma Mère chérie, vous parler de la retraite qui précéda ma profession ; elle fut loin de m’apporter des consolations, l’aridité la plus absolue et presque l’abandon furent mon partage. Jésus dormait comme toujours dans ma petite nacelle ; ah ! je vois bien que rarement les âmes laissent dormir tranquillement en elles. Jésus est si fatigué de toujours faire des frais et des avances qu’Il s’empresse de profiter du repos que je lui offre. Il ne se réveillera pas sans doute avant ma grande retraite de l’éternité, mais au lieu de me faire de la peine cela me fait un extrême plaisir… Mc 4,37-39
Vraiment je suis loin d’être une sainte, rien que cela en est une preuve ; je devrais au lieu de me réjouir de ma sécheresse, l’attribuer à mon peu de ferveur et de fidélité, je devrais me désoler de dormir (depuis sept ans) pendant mes oraisons et mes actions de grâces ; eh bien, je ne me désole pas… je pense que les petits enfants plaisent autant à leurs parents lorsqu’ils dorment que lorsqu’ils sont éveillés, je pense que pour faire des opérations, les médecins [76r°] endorment leurs malades. Enfin je pense que : "Le Seigneur voit notre fragilité, qu’Il se souvient que nous ne sommes que poussière."
Ma retraite de profession fut donc comme toutes celles qui la suivirent une retraite de grande aridité ; cependant le Bon Dieu me montrait clairement sans que je m’en aperçoive, le moyen de Lui plaire et de pratiquer les plus sublimes vertus. J’ai remarqué bien des fois que Jésus ne veut pas me donner de provisions, il me nourrit à chaque instant d’une nourriture toute nouvelle, Ps 103,14 je la trouve en moi sans savoir comment elle y est… Je crois tout simplement que c’est Jésus Lui-même caché au fond de mon pauvre petit cœur qui me fait la grâce d’agir en moi et me fait penser tout ce qu’Il veut que je fasse au moment présent.
Quelques jours avant celui de ma profession, j’eus le bonheur de recevoir la bénédiction du Souverain Pontife ; je l’avais sollicitée par le bon Frère Siméon pour Papa et pour moi et ce me fut une grande consolation de pouvoir rendre à mon petit Père chéri la grâce qu’il m’avait procurée en me conduisant à Rome.
g) Une tentation
Enfin le beau jour de mes noces arriva, il fut sans nuages, mais la veille il s’éleva dans mon âme une tempête comme jamais je n’en avais vue… Pas un seul doute sur ma vocation ne m’était encore venu à la pensée, il fallait que je connaisse cette épreuve. Le soir, en faisant mon chemin de la Croix après matines, ma vocation m’apparut comme un rêve, une chimère… je trouvais la vie du Carmel bien belle, mais le démon m’inspirait l’assurance qu’elle n’était pas faite pour moi, que je tromperais les supérieures en avançant dans une voie où je n’étais pas appelée… Mes ténèbres étaient si grandes que je ne voyais ni ne comprenais [76v°] qu’une chose : Je n’avais pas la vocation !… Ah ! comment dépeindre l’angoisse de mon âme ?… Il me semblait (chose absurde qui montre que cette tentation était du démon) que si je disais mes craintes ma maîtresse elle allait m’empêcher de prononcer mes Saints Vœux ; cependant je voulais faire la volonté du bon Dieu et retourner dans le monde plutôt que rester au Carmel en faisant la mienne ; je fis donc sortir ma maîtresse et remplie de confusion je lui dis l’état de mon âme… Heureusement elle vit plus clair que moi et me rassura complètement ; d’ailleurs l’acte d’humilité que j’avais fait venait de mettre en fuite le démon qui pensait peut-être que je n’allais pas oser avouer ma tentation. Aussitôt que j’eus fini de parler mes doutes s’en allèrent, cependant pour rendre plus complet mon acte d’humilité, je voulus encore confier mon étrange tentation à notre Mère qui se contenta de rire de moi.
h) Mon union avec Jésus
Le matin du 8 Septembre, je me sentis inondée d’un fleuve de paix et ce fut dans cette paix « surpassant tout sentiment » que je prononçai mes Saints Vœux… Ph 4,7 ; Is 66,12 Mon union avec Jésus se fit, non pas au milieu des foudres et des éclairs, c’est-à-dire des grâces extraordinaires, mais au sein d’un léger zéphyr, semblable à celui qu’entendit sur la montagne notre père Saint Elie… 1R 19,11-13 Que de grâces n’ai-je pas demandées ce jour-là !… Je me sentais vraiment la REINE, aussi je profitais de mon titre pour délivrer les captifs, obtenir les faveurs du Roi envers ses sujets ingrats, enfin je voulais délivrer toutes les âmes du purgatoire et convertir les pécheurs,… J’ai beaucoup prié pour ma Mère, mes Sœurs chéries… pour toute la famille, mais surtout pour mon petit Père, si éprouvé et si saint… Je me suis offerte à Jésus afin qu’Il accomplisse parfaitement en moi sa volonté sans que jamais les créatures y mettent obstacle… Mt 6,10
[77r°] Ce beau jour passa comme les plus tristes, puisque les plus radieux ont un lendemain, mais ce fut sans tristesse que je déposai ma couronne aux pieds de la Sainte Vierge, je sentais que le temps n’emporterait pas mon bonheur… Quelle belle fête que la nativité de Marie pour devenir l’épouse de Jésus ! C’était la petite Sainte Vierge d’un jour qui présentait sa petite fleur au petit Jésus… ce jour-là tout était petit excepté les grâces et la paix que j’ai reçues, excepté la joie paisible que j’ai ressentie le soir, en regardant les étoiles scintiller au firmament, en pensant que bientôt le beau Ciel s’ouvrirait à mes yeux ravis et que je pourrais m’unir à mon Époux au sein d’une allégresse éternelle…
i) la prise de voile
Le 24 eut lieu la cérémonie de ma prise de voile il fut tout entier voilé de larmes… Papa n’était pas là pour bénir sa Reine… Le Père était au Canada… Monseigneur qui devait venir et dîner chez mon Oncle se trouva malade et ne vint pas non plus, enfin tout fut tristesse et amertume… Cependant la paix, toujours la paix, se trouvait au fond du calice… Ce jour-là Jésus permit que je ne puisse retenir mes larmes et mes larmes ne furent pas comprises… en effet j’avais supporté sans pleurer de bien plus grandes épreuves, mais alors j’étais aidée d’une grâce puissante ; au contraire le 24, Jésus me laissa à mes propres forces et je montrai combien elles étaient petites.
Huit jours après ma prise de voile eut lieu le mariage de Jeanne. Vous dire, ma Mère chérie, combien son exemple m’instruisit sur les délicatesses qu’une épouse doit prodiguer à son époux, cela me serait impossible ; j’écoutais avidement tout ce que je pouvais en apprendre, car je ne voulais pas faire moins pour mon Jésus bien-aimé que Jeanne pour Francis, une créature sans doute bien parfaite, mais enfin une créature…
[77v°] Je m’amusai même à composer une lettre d’invitation afin de la comparer à la sienne, voici comment elle était conçue :
Lettre d’Invitation aux Noces de sœur Thérèse de l’Enfant Jésus de la Sainte Face : Le Dieu Tout-Puissant, Créateur du Ciel et de la terre, Souverain Dominateur du Monde et la Très glorieuse Vierge Marie, Reine de la Cour céleste, veulent bien vous faire part du Mariage de leur Auguste Fils, Jésus, Roi des Rois et Seigneur des seigneurs, avec Mademoiselle Thérèse Martin, maintenant Dame et Princesse des royaumes apportés en dot par son Divin Époux, savoir : L’Enfance de Jésus et sa Passion, ses titres de noblesse étant : de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face. Monsieur Louis Martin, Propriétaire et Maître des Seigneuries de la Souffrance et de l’Humiliation et Madame Martin, Princesse et Dame d’Honneur de la Cour Céleste, veulent bien vous faire part du Mariage de leur Fille, Thérèse, avec Jésus le Verbe de Dieu, Jn 1,1-3 seconde Personne de l’Adorable Trinité qui par l’opération du Saint-Esprit s’est fait Homme et Fils de Marie, la Reine des Cieux. N’ayant pu vous inviter à la bénédiction Nuptiale qui leur a été donnée sur la montagne du Carmel, le 8 Septembre 1890 (la cour céleste seule y étant admise) vous êtes néanmoins priés de vous rendre au Retour de Noces qui aura lieu Demain, Jour de l’Eternité, auquel jour Jésus, Fils de Dieu, viendra sur les Nuées du Ciel dans l’éclat de sa Majesté, pour juger les Vivants et les Morts. Mt 25,31-40 L’heure étant encore incertaine, vous êtes invités à vous tenir prêts et à veiller. Mt 24,42-44
5) La vie de la jeune professe
a) Mère Geneviève
[78r°] Maintenant, ma Mère chérie, que me reste-t-il à vous dire ?. Ah ! je croyais avoir fini mais je ne vous ai encore rien dit de mon bonheur d’avoir connu notre Sainte Mère Geneviève… C’est une grâce inappréciable que celle-là ; eh bien, le Bon Dieu qui m’en avait déjà tant accordé, a voulu que je vive avec une Sainte, non point inimitable, mais une Sainte sanctifiée par des vertus cachées et ordinaires…
Plus d’une fois j’ai reçu d’elle de grandes consolations, surtout un dimanche. Me rendant comme à l’ordinaire afin de lui faire ma petite visite, je trouvai deux Sœurs auprès de Mère Geneviève ; je la regardai en souriant et je m’apprêtais à sortir puisqu’on ne peut pas être trois auprès d’une malade, mais elle, me regardant avec un air inspiré, me dit : "Attendez, ma petite fille, je vais seulement vous dire un petit mot. A chaque fois que vous venez, vous me demandez de vous donner un bouquet spirituel, eh bien, aujourd’hui je vais vous donner celui-ci : Servez Dieu avec paix et avec Joie, rappelez-vous, mon enfant, que notre Dieu, c’est le Dieu de la paix." 1Co 14,33 Après l’avoir simplement remerciée, je sortis émue jusqu’aux larmes et convaincue que le Bon Dieu lui avait révélé l’état de mon âme ; ce jour-là j’étais extrêmement éprouvée, presque triste, dans une nuit telle que je ne savais plus si j’étais aimée du Bon Dieu, mais la joie et la consolation que je sentis, vous les devinez, ma Mère chérie !…
Le Dimanche suivant, je voulus savoir quelle révélation Mère Geneviève avait eue ; elle m’assura n’en avoir reçu aucune, alors mon admiration fut encore plus grande, voyant à quel degré éminent Jésus vivait en elle et la faisait agir et parler. Ah ! cette sainteté-là me paraît la plus vraie, la plus sainte et c’est elle que je désire car il ne s’y rencontre aucune illusion…
[78v°] Le jour de ma profession je fus aussi bien consolée d’apprendre de la bouche de Mère Geneviève qu’elle avait passé par la même épreuve que moi avant de prononcer ses vœux… Au moment de nos grandes peines, vous vous rappelez, ma Mère chérie, les consolations que nous avons trouvées auprès d’elle ? Enfin le souvenir que Mère Geneviève a laissé dans mon cœur est un souvenir embaumé…
Le jour de son départ pour le Ciel je me suis sentie particulièrement touchée, c’était la première fois que j’assistais à une mort, vraiment ce spectacle était ravissant… J’étais placée juste au pied du lit de la sainte mourante, je voyais parfaitement ses plus légers mouvements. Il me semblait, pendant les deux heures que j’ai passées ainsi, que mon âme aurait dû se sentir remplie de ferveur, au contraire, une espèce d’insensibilité s’était emparée de moi, mais au moment même de la naissance au Ciel de notre Sainte Mère Geneviève, ma disposition intérieure a changé, en un clin d’œil je me suis sentie remplie d’une joie et d’une ferveur indicibles, c’était comme si Mère Geneviève m’avait donné une partie de la félicité dont elle jouissait car je suis bien persuadée qu’elle est allée droit au Ciel…
Pendant sa vie je lui dis un jour : « O ma Mère ! vous n’irez pas en purgatoire !… » « Je l’espère » me répondit-elle avec douceur… Ah ! bien sûr que le Bon Dieu n’a pu tromper une espérance si remplie d’humilité, toutes les faveurs que nous avons reçues en sont la preuve… Chaque sœur s’empressa de réclamer quelque relique ; vous savez, ma Mère chérie, celle que j’ai le bonheur de posséder… Pendant l’agonie de Mère Geneviève, j’ai remarqué une larme scintillant à sa paupière, comme un diamant ; cette larme, la dernière de toutes celles qu’elle a répandues ne tomba pas, je la vis encore briller au chœur ans que personne pense à la recueillir, alors prenant un petit linge fin, j’osai m’approcher le soir sans être vue et prendre pour relique la dernière larme d’une Sainte… Depuis je l’ai toujours portée dans le petit [79r°] sachet où mes vœux sont renfermés.
Je n’attache pas d’importance à mes rêves, d’ailleurs j’en ai rarement de symboliques et je me demande même comment il se fait que pensant toute la journée au Bon Dieu, je ne m’en occupe pas davantage pendant mon sommeil… ordinairement je rêve les bois, les fleurs, les ruisseaux et la mer et presque toujours, je vois de jolis petits enfants, j’attrape des papillons et des oiseaux comme jamais je n’en ai vus. Vous voyez, ma Mère, que si mes rêves ont une apparence poétique, ils sont loin d’être mystiques… Une nuit après la mort de Mère Geneviève j’en fis un plus consolant : je rêvai qu’elle faisait son testament, donnant à chaque sœur une chose qui lui avait appartenu ; quand vint mon tour, je croyais ne rien recevoir, car il ne lui restait plus rien, mais se soulevant elle me dit par trois fois avec un accent pénétrant : « A vous, je laisse mon cœur. »
b) L’épidémie de grippe
Un mois après le départ de notre Sainte Mère, l’influenza se déclara dans la communauté j’étais seule debout avec deux autres sœurs, jamais je ne pourrai dire tout ce que j’ai vu, ce que m’a paru la vie et tout ce qui passe…
Le jour de mes dix-neuf ans fut fêté par une mort, bientôt suivie de deux autres. A cette époque j’étais seule à la sacristie, ma première d’emploi étant très gravement malade, c’était moi qui devais préparer les enterrements, ouvrir les grilles du chœur à la messe, etc. Le Bon Dieu m’a donné bien des grâces de force à ce moment, je me demande maintenant comment j’ai pu faire sans frayeur tout ce que j’ai fait ; la mort régnait partout, les plus malades étaient soignées par celles qui se traînaient à peine, aussitôt qu’une sœur avait rendu le dernier soupir on était obligé de la laisser seule. Un matin en me levant, j’eus le pressentiment que Sœur Madeleine était morte ; le dortoir était dans l’obscurité, personne ne sortait des cellules, enfin je me décidai [79v°] à entrer dans celle de ma Sœur Madeleine dont la porte était ouverte ; je la vis en effet, habillée et couchée sur sa paillasse, je n’eus pas la moindre frayeur. Voyant qu’elle n’avait pas de cierge j’allai lui en chercher, ainsi qu’une couronne de roses.
Le soir de la mort de Mère Sous-Prieure j’étais seule avec l’infirmière ; il est impossible de se figurer le triste état de la communauté à ce moment, celles qui étaient debout peuvent seules s’en faire une idée, mais au milieu de cet abandon, je sentais que le Bon Dieu veillait sur nous. C’était sans effort que les mourantes passaient à une vie meilleure, aussitôt après leur mort une expression de joie et de paix se répandait sur leurs traits, on aurait dit un doux sommeil ; c’en était bien un véritablement puisque après que la figure de ce monde aura passé, 1Co 7,31 elles se réveilleront pour jouir éternellement des délices réservées aux élus…
c)La communion quotidienne
Tout le temps que la communauté fut ainsi éprouvée, je pus avoir l’ineffable consolation de faire tous les jours la Sainte Communion… Ah ! que c’était doux !… Jésus me gâta longtemps, plus longtemps que ses fidèles épouses, car il permit qu’on me Le donnât sans que les autres aient le bonheur de Le recevoir. J’étais aussi bien heureuse de toucher aux vases sacrés, de préparer les petits langes destinés à recevoir Jésus, je sentais qu’il me fallait être bien fervente et je me rappelais souvent cette parole adressée à un saint diacre : « Soyez saint, vous qui touchez les vases du Seigneur. » Is 52,11
Je ne puis pas dire que j’aie souvent reçu des consolations pendant mes actions de grâces, c’est peut-être le moment où j’en ai le moins… je trouve cela tout naturel puisque je me suis offerte à Jésus non comme une personne qui désire recevoir sa visite pour sa propre consolation, mais au contraire pour le plaisir de Celui qui se donne à moi. Je me figure mon âme comme un terrain libre et je prie la Sainte Vierge d’ôter les décombres qui pourraient l’empêcher [80r°] d’être libre, ensuite je la supplie de dresser elle-même une vaste tente digne du Ciel, de l’orner de ses propres parures et puis j’invite tous les Saints et les Anges à venir faire un magnifique concert. Il me semble lorsque Jésus descend dans mon cœur, qu’Il est content de se trouver si bien reçu et moi je suis contente aussi… Tout cela n’empêche pas les distractions et le sommeil de venir me visiter, mais au sortir de l’action de grâces voyant que je l’ai si mal faite je prends la résolution d’être tout le reste de la journée en action de grâces… Vous voyez, ma Mère chérie, que je suis loin d’être conduite par la voie de la crainte, je sais toujours trouver le moyen d’être heureuse et de profiter de mes misères… sans doute cela ne déplaît pas à Jésus, car Il semble m’encourager dans ce chemin. Un jour, contrairement à mon habitude, j’étais un peu troublée en allant à la Communion, il me semblait que le Bon Dieu n’était pas content de moi et je me disais : « Ah ! si je ne reçois aujourd’hui que la moitié d’une hostie, cela va me faire bien de la peine, je vais croire que Jésus vient comme à regret dans mon cœur. » Je m’approche… oh bonheur ! pour la première fois de ma vie, je vois le prêtre prendre deux hosties bien séparées et me les donner !… Vous comprenez ma joie et les douces larmes que j’ai répandues, en voyant une si grande miséricorde…
6) Les désirs
a) La prédication du Père Prou
L’année qui suivit ma profession, c’est-à-dire deux mois avant la mort de mère Geneviève, je reçus de grandes grâces pendant la retraite. Ordinairement les retraites prêchées me sont encore plus douloureuses que celles que je fais toute seule, mais cette année-là il en fut autrement. J’avais fait une neuvaine préparatoire avec beaucoup de ferveur, malgré le sentiment intime que j’avais, car il me semblait que le prédicateur ne pourrait me comprendre, étant surtout destiné à faire du bien aux grands pécheurs mais pas [80v°] aux âmes religieuses. Le Bon Dieu voulant me montrer que c’était Lui seul le directeur de mon âme se servit justement de ce Père qui ne fut apprécié que de moi… J’avais alors de grandes épreuves intérieures de toutes sortes (jusqu’à me demander parfois s’il y avait un Ciel.) Je me sentais disposée à ne rien dire de mes dispositions intimes, ne sachant comment les exprimer, mais à peine entrée dans le confessionnal je sentis mon âme se dilater. Après avoir dit peu de mots, je fus comprise d’une façon merveilleuse et même devinée… mon âme était comme un livre dans lequel le Père lisait mieux que moi-même… Il me lança à pleines voiles sur les flots de la confiance et de l’amour qui m’attiraient si fort mais sur lesquels je n’osais avancer… Il me dit que mes fautes ne faisaient pas de peine au Bon Dieu, que tenant sa place, il me disait de sa part qu’Il était très content de moi…
Oh ! que je fus heureuse en écoutant ces consolantes paroles !… Jamais je n’avais entendu dire que les fautes pouvaient ne pas faire de peine au bon Dieu, cette assurance me combla de joie, elle me fit supporter patiemment l’exil de la vie.. . Je sentais bien au fond de mon cœur que c’était vrai car le Bon Dieu est plus tendre qu’une Mère, eh bien, vous, ma Mère chérie, n’êtes-vous pas toujours prête à me pardonner les petites indélicatesses que je vous fais involontairement ?… Que de fois n’en ai-je pas fait la douce expérience !… Nul reproche ne m’aurait autant touchée qu’une seule de vos caresses. Je suis d’une nature telle que la crainte me fait reculer ; avec l’amour non seulement j’avance mais je vole…
b) L’élection de Mère Agnès
O ma Mère ce fut surtout depuis le jour béni de votre élection que je volai dans les voies de l’amour… Ce jour-là, Pauline devint mon Jésus vivant… Elle devint pour la seconde fois : « Maman !… » [81r°] Depuis longtemps déjà, j’ai le bonheur de contempler les merveilles que Jésus opère par le moyen de ma Mère chérie… Je vois que la souffrance seule peut enfanter les âmes et plus que jamais ces sublimes paroles de Jésus me dévoilent leur profondeur : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé étant tombé à terre ne vient à mourir il demeure seul, mais s’il meurt il rapporte beaucoup de fruits. » Jn 12,24-Quelle abondante moisson n’avez-vous pas récoltée !… Vous avez semé dans les larmes, mais bientôt vous verrez le fruit de vos travaux, vous reviendrez remplie de joie portant des gerbes en vos mains… Ps 126,5-6 O ma Mère, parmi ces gerbes fleuries, la petite fleur blanche se tient cachée mais au Ciel elle aura une voix pour chanter votre douceur et les vertus qu’elle vous voit pratiquer chaque jour dans l’ombre et le silence de la vie d’exil…
Oui depuis deux ans, j’ai compris bien des mystères jusque là cachés pour moi. Le bon Dieu m’a montré la même miséricorde qu’Il montra au roi Salomon. Il n’a pas voulu que j’aie un seul désir qui ne soit rempli, non seulement mes désirs de perfection, mais encore ceux dont je comprenais la vanité, sans l’avoir expérimentée.
III - Désirs de créativité artistique
Vous ayant toujours, ma Mère chérie, regardée comme mon idéal, je désirais vous ressembler en tout ; vous voyant faire de belles peintures et de ravissantes poésies, je me disais : « Ah ! que je serais heureuse de pouvoir peindre, de savoir exprimer mes pensées en vers et de faire aussi du bien aux âmes… »Je n’aurais pas voulu demander ces dons naturels et mes désirs restaient cachés au fond de mon cœur. Jésus caché lui aussi dans ce pauvre petit cœur se plut à lui montrer que tout est vanité et affliction d’esprit sous le soleil. Qo 2,11 Au grand étonnement des sœurs, on me fit peindre et le Bon Dieu permit que je sache profiter des leçons que ma Mère chérie me donna… Il voulut encore [81v°] que je puisse à son exemple faire des poésies, composer des pièces qui furent trouvées jolies… De même que Salomon se tournant vers les ouvrages de ses mains, où il avait pris une peine si inutile, vit que tout est vanité et affliction d’esprit, Qo 2,11 de même, j’ai reconnu par EXPÉRIENCE que le bonheur ne consiste qu’à se cacher, à rester dans l’ignorance des choses créées. J’ai compris que sans l’amour, toutes les œuvres ne sont que néant, même les plus éclatantes, comme de ressusciter les morts ou de convertir les peuples… 1Co 11,1-4 Au lieu de me faire du mal, de me porter à la vanité, les dons que le Bon Dieu m’a prodigués (sans que je les lui demande) me portent vers Lui, je vois que Lui seul est immuable, que Lui seul peut remplir mes immenses désirs…
IV - Le désir de contempler les fleurs
Il est encore d’autres désirs d’un autre genre, que Jésus s’est plu à combler, désirs enfantins semblables à ceux de la neige de ma prise d’habit. Vous savez, ma Mère chérie, combien j’aime les fleurs ; en me faisant prisonnière à quinze ans, je renonçai pour toujours au bonheur de courir dans les campagnes émaillées des trésors du printemps ; eh bien ! jamais je n’ai possédé plus de fleurs que depuis mon entrée au Carmel. Il est d’usage que les fiancés offrent souvent des bouquets à leurs fiancées, Jésus ne l’oublia pas, il m’envoya à foison des gerbes de bluets, grandes pâquerettes, coquelicots, etc. toutes les fleurs qui me ravissent le plus. Il y avait même une petite fleur appelée la Nielle des blés, que je n’avais pas trouvée depuis notre séjour à Lisieux, je désirais beaucoup la revoir, cette fleur de mon enfance cueillie par moi dans les campagnes d’Alençon ; ce fut au Carmel qu’elle vint me sourire et me montrer que dans les plus petites choses comme dans les grandes, le Bon Dieu donne le centuple dès cette vie aux âmes qui pour son amour ont tout quitté." Mt 19,29
V - Le désir de l’entrée de Céline au Carmel
Mais le plus intime de mes désirs, le plus grand de tous, que je pensais ne jamais [82r°] voir se réaliser, était l’entrée de ma Céline chérie dans le même Carmel que nous… ce rêve me semblait invraisemblable : vivre sous le même toit, partager les joies et les peines de la compagne de mon enfance ; aussi j’avais fait complètement mon sacrifice, j’avais confié à Jésus l’avenir de ma sœur chérie étant résolue à la voir partir au bout du monde s’il le fallait. La seule chose que je ne pouvais accepter, c’était qu’elle ne soit pas l’épouse de Jésus, car j’aimais autant que moi-même, il m’était impossible de la voir donner son cœur à un mortel. J’avais déjà beaucoup souffert en la sachant exposée dans le monde à des dangers qui m’avaient été inconnus. Je puis dire que mon affection pour Céline était depuis mon entrée au Carmel un amour de mère autant que de sœur… Un jour qu’elle devait aller en soirée cela me faisait tant de peine que je suppliai le Bon Dieu de l’empêcher de danser et même (contre mon habitude) je versai un torrent de larmes. Jésus daigna m’exaucer. Il ne permit pas que sa petite fiancée pût danser ce soir-là (quoiqu’elle ne fût pas embarrassée pour le faire gracieusement lorsqu’il était nécessaire). Ayant été invitée sans qu’elle pût refuser, son cavalier se trouva dans l’impuissance totale de la faire danser ; à sa grande confusion, il fut condamné à marcher simplement pour la reconduire à sa place puis il s’esquiva et ne reparut pas de la soirée. Cette aventure, unique en son genre, me fit grandir en confiance et en l’amour de Celui qui posant son signe sur mon front, l’avait en même temps imprimé sur celui de ma Céline chérie…
Le 29 Juillet de l’année dernière, le Bon Dieu rompant les liens de son incomparable serviteur Ps 116,16 et l’appelant à la récompense éternelle, rompit en même temps ceux qui retenaient au monde sa fiancée chérie, elle avait rempli sa première mission ; chargée de nous représenter toutes auprès de notre Père si tendrement aimé, cette mission elle l’avait accomplie comme un ange… et les anges ne restent [82v°] pas sur la terre, lorsqu’ils ont accompli la volonté du Bon Dieu, ils retournent aussitôt vers lui, c’est pour cela qu’ils ont des ailes… Notre ange aussi secoua ses ailes blanches, il était prêt à voler bien loin pour trouver Jésus, mais Jésus le fit voler tout près… Il se contenta de l’acceptation du grand sacrifice qui fut bien douloureux pour la petite Thérèse… Pendant deux ans sa Céline lui avait caché un secret Ah ! qu’elle avait souffert elle aussi !… Enfin du haut du Ciel, mon Roi chéri, qui sur la terre n’aimait pas les lenteurs, se hâta d’arranger les affaires si embrouillées de sa Céline et le 14 Septembre elle se réunissait à nous !…
Un jour que les difficultés semblaient insurmontables, je dis à Jésus pendant mon action de grâces : « Vous savez, mon Dieu, combien je désire savoir si Papa est allé tout droit au Ciel, je ne vous demande pas de me parler, mais donnez-moi un signe. Si ma Sœur Aimée de Jésus consent à l’entrée de Céline ou n’y met pas d’obstacle, ce sera la réponse que Papa est allé tout droit avec vous. »Cette sœur, comme vous le savez, ma Mère chérie, trouvait que nous étions déjà trop de trois et par conséquent ne voulait pas en admettre une autre, mais le Bon Dieu, qui tient en sa main le cœur des créatures et l’incline comme il veut, Pr 21,1 changea les dispositions de la sœur ; la première personne que je rencontrai après l’action de grâces, ce fut elle qui m’appela d’un air aimable, me dit de monter chez vous et me parla de Céline, les larmes aux yeux… Ah ! combien de sujets n’ai-je pas de remercier Jésus qui sut combler tous mes désirs !…
VI - Le désir de s’offrir à l’Amour
Maintenant, je n’ai plus aucun désir, si ce n’est celui d’aimer Jésus à la folie… Mes désirs enfantins sont envolés, sans doute j’aime encore à parer de fleurs l’autel du Petit Jésus, mais depuis qu’il m’a donné la Fleur que je désirais, ma Céline chérie, je n’en désire plus d’autre, c’est elle que je lui [83r°] offre comme mon plus ravissant bouquet… Je ne désire pas non plus la souffrance, ni la mort, et cependant je les aime toutes les deux,mais c’est l’amour seul qui m’attire… Longtemps je les ai désirées ; j’ai possédé la souffrance et j’ai cru toucher au rivage du Ciel, j’ai cru que la petite fleur serait cueillie en son printemps… maintenant c’est l’abandon seul qui me guide, je n’ai point d’autre boussole !… Je ne puis plus rien demander avec ardeur, excepté l’accomplissement parfait de la volonté du Bon Dieu Mt 6,10 sur mon âme sans que les créatures puissent y mettre obstacle. Je puis dire ces paroles du cantique spirituel de Notre Père St Jean de la Croix ; « Dans le cellier intérieur de mon Bien-Aimé, j’ai bu et quand je suis sortie, dans toute cette plaine je ne connaissais plus rien et je perdis le troupeau que je suivais auparavant… Mon âme s’est employée avec toutes ses ressources à son service, je ne garde plus de troupeau, je n’ai plus d’autre office, parce que maintenant tout mon exercice est d’AIMER !… » ou bien encore : « Depuis que j’en ai l’expérience, l’amour est si puissant en œuvres qu’il sait tirer profit de tout, du bien et du mal qu’il trouve en moi, et transformer mon âme en SOI » O ma Mère chérie ! qu’elle est douce la voie de l’amour. Sans doute, on peut bien tomber, on peut commettre des infidélités, mais, l’amour sachant tirer profit de tout, a bien vite consumé tout ce qui peut déplaire à Jésus, ne laissant qu’une humble et profonde paix au fond du cœur…
Ah ! que de lumières n’ai-je pas puisées dans les Œuvres de notre Père Saint Jean de la Croix !… A l’âge de dix-sept et dix-huit ans je n’avais pas d’autre nourriture spirituelle, mais plus tard tous les livres me laissèrent dans l’aridité et je suis encore dans cet état. Si j’ouvre un livre composé par un auteur spirituel (même le plus beau, le plus touchant), je sens aussitôt mon cœur se serrer et je lis sans pour ainsi dire comprendre, ou si je comprends, mon esprit s’arrête sans pouvoir méditer… Dans cette impuissance, l’écriture Sainte et l’Imitation [83v°] viennent à mon secours ; en elles je trouve une nourriture solide et toute pure. Mais c’est par dessus tout l’Évangile qui m’entretient pendant mes oraisons, en lui je trouve tout ce qui est nécessaire à ma pauvre petite âme. J’y découvre toujours de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux…
Je comprends et je sais par expérience « Que le royaume de Dieu est au-dedans de nous. » Lc 17,21 Jésus n’a point besoin de livres ni de docteurs pour instruire les âmes ; Lui, le Docteur des docteurs, il enseigne sans bruit de paroles… Jamais je ne l’ai entendu parler, mais je sens qu’Il est en moi, à chaque instant, Il me guide et m’inspire ce que je dois dire ou faire. Je découvre juste au moment où j’en ai besoin des lumières que je n’avais pas encore vues, ce n’est pas le plus souvent pendant mes oraisons qu’elles sont le plus abondantes, c’est plutôt au milieu des occupations de ma journée…
O ma Mère chérie ! après tant de grâces ne puis-je pas chanter avec le psalmiste : « Que le Seigneur est BON, que sa MISÉRICORDE est éternelle. » Ps 118,1 Il me semble que si toutes les créatures avaient les mêmes grâces que moi, le Bon Dieu ne serait craint de personne, mais aimé jusqu’à la folie, et que par amour, et non pas en tremblant, jamais aucune âme ne consentirait à Lui faire de la peine… Je comprends cependant que toutes les âmes ne peuvent pas se ressembler, il faut qu’il y en ait de différentes familles afin d’honorer spécialement chacune des perfections du Bon Dieu. A moi Il a donné sa Miséricorde infinie c’est à travers elle que je contemple et adore les autres perfections Divines !… (cf.Ms.A 2v°-3r°) Alors toutes m’apparaissent rayonnantes d’amour, la Justice même (et peut-être encore plus que toute autre) me semble revêtue d’amour… Quelle douce joie de penser que le Bon Dieu est juste, c’est-à-dire qu’Il tient compte de nos faiblesses, qu’Il connaît parfaitement la fragilité de notre nature. De quoi donc aurais-je peur ? Ah ! le Dieu infiniment juste qui daigna [84r°] pardonner avec tant de bonté toutes les fautes de l’enfant prodigue, Lc 15,21-24 ne doit-Il pas être juste aussi envers moi qui "suis toujours avec Lui ?… Lc 15,31
a) L’acte d’offrande
Cette année, le 9 Juin, fête de la Sainte Trinité, j’ai reçu la grâce de comprendre plus que jamais combien Jésus désire être aimé.
Je pensais aux âmes qui s’offrent comme victimes à la Justice de Dieu afin de détourner et d’attirer sur elles es châtiments réservés aux coupables, cette offrande me semblait grande et généreuse, mais j’étais loin de me sentir portée à la faire. « O mon Dieu ! m’écriai-je au fond de mon cœur, n’y aura-t-il que votre Justice qui recevra des âmes s’immolant en victimes ?… Votre Amour Miséricordieux n’en a-t-il pas besoin lui aussi ?… De toutes parts il est méconnu, rejeté ; les cœurs auxquels vous désirez le prodiguer se tournent vers les créatures leur demandant le bonheur avec leur misérable affection, au lieu de se jeter dans vos bras et d’accepter votre Amour infini… O mon Dieu ! votre Amour méprisé va-t-il rester en votre Cœur ? Il me semble que si vous trouviez des âmes s’offrant en Victimes d’holocaustes à votre Amour, vous les consumeriez rapidement, il me semble que vous seriez heureux de ne point comprimer les flots d’infinies tendresses qui sont en vous… Si votre Justice aime à se décharger, elle qui ne s’étend que sur la terre, combien plus votre Amour Miséricordieux désire-t-il embraser les âmes, puisque votre Miséricorde s’élève jusqu’aux Cieux… O mon Jésus ! que ce soit moi cette heureuse victime, consumez votre holocauste par le feu de votre Divin Amour !… » Ps 36,6
Ma Mère chérie, vous qui m’avez permis de m’offrir ainsi au Bon Dieu, vous savez les fleuves ou plutôt les océans de grâces qui sont venus inonder mon âme… Ah ! depuis cet heureux jour, il me semble que l’Amour me pénètre et m’environne, il me semble qu’à chaque instant cet Amour Miséricordieux me renouvelle, purifie mon âme et n’y laisse aucune trace de péché, aussi [84v°] je ne puis craindre le purgatoire… Je sais que par moi-même je ne mériterais pas même d’entrer dans ce lieu d’expiation, puisque les âmes saintes peuvent seules y avoir accès, mais je sais aussi que le Feu de l’Amour est plus sanctifiant que celui du purgatoire, je sais que Jésus ne peut désirer pour nous de souffrances inutiles et qu’Il ne m’inspirerait pas les désirs que je ressens, s’Il ne voulait les combler…
b) « qu’elle est douce la voie de l’Amour !… »
Oh ! qu’elle est douce la voie de l’Amour !… Comme je veux m’appliquer à faire toujours avec le plus grand abandon, la volonté du Bon Dieu !… Mt 6,10 Voilà, ma Mère chérie, tout ce que je puis vous dire de la vie de votre petite Thérèse, vous connaissez bien mieux par vous-même, ce qu’elle est et ce que Jésus a fait pour elle, aussi vous me pardonnerez d’avoir beaucoup abrégé l’histoire de sa vie religieuse…
Comment s’achèvera-t-elle, cette "histoire d’une petite fleur blanche ?" Peut-être la petite fleur sera-t-elle cueillie dans sa fraîcheur ou bien transplantée sur d’autres rivages… Je l’ignore, mais ce dont je suis certaine, c’est que la Miséricorde du Bon Dieu l’accompagnera toujours, Ps 23,6 c’est que jamais elle ne cessera de bénir la Mère chérie qui l’a donnée à Jésus ; éternellement elle se réjouira d’être une des fleurs de sa couronne… Éternellement elle chantera avec cette Mère chérie le cantique toujours nouveau de l’Amour… Ap 14,3
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