Dans l’évangile que nous lisions hier, Jésus s’adressait à ses compagnons de table, invités comme lui chez un pharisien, et leur proposait la parabole des invités discourtois remplacés au dernier moment par des pauvres. Aujourd’hui Jésus s’adresse aux foules qui font route avec lui vers Jérusalem, et à travers elles il nous laisse trois consignes, les trois renoncements auxquels doivent se préparer tous ceux et toutes celles qui veulent devenir ses disciples :
- replacer tous les liens affectifs, quels qu’ils soient, sur l’axe de la réponse au Christ ;
- accepter de porter sa croix personnelle, c’est-à-dire le réel de sa vie ;
- être prêt à lâcher tout ce qui est de l’ordre de l’avoir.
Chacune de ces consignes se retrouve ailleurs dans l’Évangile de Luc. En revanche, ce qui est tout à fait inédit, ce sont les deux courtes paraboles qui sont enchâssées dans le texte comme pour piquer notre attention :
- la parabole de l’homme qui veut bâtir une tour,
- et celle du roi qui veut partir en guerre.
Au premier abord ces deux paraboles semblent nous ramener à un bon sens terre à terre :
- un promoteur commence à bâtir et ne dépasse pas le sous-sol … Tant pis pour lui ; il n’avait qu’à savoir compter !
- un roi belliqueux s’imagine venir à bout d’un ennemi deux fois mieux armé … Tant pis pour lui ; s’il a mal calculé, qu’il se dépêche de faire la paix !
Quand on n’a pas assez, il faut faire avec ce qu’on a : la leçon semble évidente, transparente, voire banale. Mais la phrase qu’ajoute Jésus transforme cette évidence en un programme de réflexion : « De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple ». Notons bien qu’en disant cela Jésus ne s’adresse pas spécialement à des moines et à des religieuses qui auraient fait vœu de pauvreté, mais à tous et à toutes, là où ils vivent dans la cité des hommes.
Avec cette remarque de Jésus, on change de niveau, et le bon sens fait place à la folie des Béatitudes, à l’aventure de la foi. Quand il s’agit de bâtir ou de guerroyer, on n’a jamais assez ; mais quand il s’agit de suivre Jésus, on possède toujours trop, on s’appuie toujours trop sur son avoir, on s’enferme toujours trop dans le désir d’avoir ou d’avoir plus, tant dans les richesses matérielles que dans celles de la culture ou du pouvoir.
La prudence elle-même change de sens quand on ambitionne de servir Jésus ; car un homme est toujours libre de bâtir une tour et de commencer la guerre, et s’il se sent démuni, la prudence lui commandera de ne pas entreprendre. Tandis qu’aimer Dieu de toutes nos forces, devenir disciple de Jésus, ce n’est facultatif ; c’est même la seule urgence de notre vie. C’est pourquoi la prudence consistera souvent à tout sacrifier, pour rejoindre Dieu qui nous aime et pour travailler à son règne ; la réponse sensée sera de lâcher prise, et de tout transférer au compte du Christ ; la véritable richesse sera de rester libre de toute possession et de laisser Dieu nous appauvrir, nous dépouiller même de nos misères.
On dira : « Il faut bien que je vive, que je serve, que j’aide les autres à vivre ! » C’est vrai, et Dieu le sait ; Dieu le veut. C’est donc en fonction de notre santé, de nos responsabilités et de nos besoins familiaux ou communautaires qu’il nous faut monnayer personnellement, quotidiennement, librement, notre réponse à Dieu. Mais le plus important - et l’Évangile aujourd’hui nous le redit avec force - c’est de pas cesser d’entendre l’appel.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.