A quelques semaines de Noël, Dieu ne ramène ensemble au désert, pour y entendre l’appel du Précurseur, une nouvelle invitation à nous convertir. Comme Marc et Luc, Matthieu commence son récit de la vie publique de Jésus en décrivant le ministère de Jean le « Baptiseur ».« En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, qui proclame dans le désert de Judée : Convertissez-vous, car le Règne des cieux est là ! »
Jean proclame. L’insistance est donc mise sur sa Parole, sur son message ; c’est ensuite seulement (versets 7 à 13) que Matthieu parlera de son baptême. Paradoxalement, Jean a choisi, pour prêcher le désert, le désert de Judée que nous avons traversé plusieurs fois ensemble, ces collines arides, toutes blanches de soleil, qui invitent à la solitude et au recueillement, à quelques kilomètres seulement de Jérusalem ou de Bethléhem. Jean ne s’est pas planté sur les places des villes ou aux grands carrefours, là où les gens sont forcés de passer ; il s’est enfoncé dans le désert… Ainsi tous ceux qui voudront l’entendre devront d’abord prendre la route et rompre avec la facilité.
Car le langage de Jean est celui de l’authenticité et de l’effort :« Convertissez-vous, » proclame-t-il. Et c’est tout un programme de vie spirituelle. Car la conversion ce n’est pas seulement un changement de mentalité, mais toute une dé-marche vers Dieu. On imagine souvent que la conversion, c’est un instant privilégié dans une existence. C’est beaucoup plus que cela. C’est toute une vie qui part d’un instant de rencontre. La conversion, c’est un événement, mais plus encore un cheminement. Un retournement, certes, mais surtout un retour, qui dure toute la vie. Car il ne s’agit pas seulement d’un remords passager, qui ramène l’homme sur lui-même ou sur ses fautes, mais d’un pèlerinage d’amour, qui ramène l’homme vers Quelqu’un, vers Celui qui appelle, vers le Règne de Dieu, c’est-à-dire vers le Dieu qui crée la paix et la joie.
Si l’on se convertit, c’est parce que « le Règne de Dieu est là », littéralement : « parce que le Règne de Dieu s’est rendu proche » définitivement. Le Règne de Dieu (des cieux), c’est l’établissement sur la terre, de l’autorité souveraine de Dieu, c’est, si l’on veut, la réalisation de son plan de salut. Ce Règne de Dieu est là (« il vous a atteints », dira Jésus (Mt 12, 28), parce que le Messie est là, qu’il s’est rendu tout proche, pour toujours. Et la rencontre de l’Envoyé de Dieu, personnellement, en foyer, en fraternité, en communauté, c’est la grande affaire d’une vie, c’est le moment à ne pas manquer, c’est le cheminement à ne pas refuser
Après avoir ainsi résumé le message du Baptiste, Matthieu s’arrête un instant sur sa personnalité, un peu hors série, et sur son rôle dans l’histoire du salut. Nous ne nous appesantirons pas trop longtemps sur les sauterelles… Par les écrits des Esséniens nous savons que les sauterelles étaient comestibles. On les mangeait volontiers, soit bouillies, comme des crevettes, dans l’eau salée, soit séchées au soleil et confites dans le miel, soit pilées et mélangées à la pâte des galettes.
Quant au vêtement du Baptiste (tunique en poils de chameau et ceinture de cuir), il rappelait étrangement celui du poète Elie ( 1 Rg 1,8), et Jean ne l’avait pas choisi au hasard. Par son habillement il annonçait son intention de placer toute sa vie dans le sillage du grand prophète de Yahweh. Et l’Evangéliste Matthieu renchérit, en insérant explicitement le Baptiste dans la lignée des prophètes : "Ce Jean est celui dont a parlé le prophète Isaïe : Dans le désert une voix crie : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers (Is 40,3).Comme le prophète qui annonçait le retour des déportés (6e siècle avant J.-C), Jean inaugurera les temps nouveaux : Dieu, par Jésus, va délivrer son peuple (nous tous) de tout esclavage spirituel.
Puis Matthieu revient au message du Baptiste, et spécialement à sa sévérité envers les Pharisiens et les Sadducéens : « Engeance de vipères »… autrement dit « : Vous ne produisez que des œuvres de mort ». Certes, ils viennent « en grand nombre » mais Jean ne veut pas que l’on se fasse baptiser uniquement par snobisme. « Produisez donc un fruit qui exprime votre conversion » : Dieu, en effet, ne se contentera pas de simples sentiments ni de pratiques purement extérieures : il veut des actes concrets, qui engagent l’homme tout entier. La foi elle-même doit se purifier de toute recherche de facilité : « N’allez pas dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père ! » Selon la doctrine juive courante, Israël profitait des mérites d’Abraham, mais, pour le Baptiste, compter sur ces mérites-là serait encore s’appuyer sur un privilège religieux : la conversion serait incomplète. Les vrais enfants d’Abraham sont tous ceux, (Israélites ou non), qui imitent sa foi et son engagement total dans le projet de Dieu.
A travers les Pharisiens et les Sadducéens, c’est nous qui sommes pris à partie par le Précurseur. Car nous aussi sommes menacés par la routine, et nos retours vers le Seigneur restent trop souvent des engouements passagers. Nous aussi, nous risquons de nous sécuriser par les gestes religieux que nous posons ou par les idées que nous défendons, sans nous soucier suffisamment de porter du fruit par une vraie conversion du cœur et de l’intelligence.
Comme elle est bienfaisante, cette rudesse de Jean, qui vient balayer avant chaque Noël toutes nos lenteurs, toutes nos paresses, toutes nos pauvres excuses, alors que les années passent et que s’alourdit en nous, d’Avent en Avent, le poids des occasions perdues d’aimer Dieu avec tout nous-mêmes.
Mais combien plus puissante pour notre cœur est la promesse que Jean nous apporte et nous redit de la part de Dieu : « Le Messie vous baptisera dans l’Esprit et le feu ». Oui, Jésus qui vient va nous plonger, si nous le voulons, dans l’Esprit et le feu, dans l’Esprit qui est feu.
Toutes les scories de notre intelligence et de notre affectivité, ce qui est en nous opaque à la grâce, rétif à la charité, tout ce qui nous rend sourds et aveugles, le feu de l’Esprit l’emportera, parce qu’il vient nous purifier.
Mais en même temps, tous nos désirs impuissants de servir le Règne de Dieu, toutes nos espérances de pauvres, tous nos deuils assumés, toutes nos solitudes offertes, l’Esprit va les transformer en sa propre flamme, la flamme de Dieu, qui donne au monde lumière et chaleur.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.