Jésus n’avait pas souvent la chance d’admirer, mais par deux fois au moins l’occasion lui a été fournie par des étrangers, le centurion de Capharnaüm et cette femme du Liban. « Femme, grande est ta foi, » lui dit Jésus. Comment donc s’y est prise cette libanaise pour frapper à ce point Jésus ?
Tout d’abord elle est décidée à ne pas manquer son heure, à ne pas manquer le passage du Messie dans son pays et dans sa vie. Avant même d’avoir pu s’approcher, elle crie ; « elle nous poursuit de ses cris », disent même les disciples. « Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ». Elle ne connaît pas Jésus, mais elle sait. au moins ce qu’on dit de lui dans son pays, et, arrivée aux pieds de Jésus, elle continue à prier sans se lasser : « Seigneur, viens à mon secours ! »
Or, dans un premier temps, Jésus semble écarter sa demande, comme pour Marie à Cana. Il s’en explique à ses disciples :« Je n’ai été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël » ; et pour la femme il trouve une autre explication très imagée, tirée de la vie de tous les jours :« Il ne sied pas de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens ». Notons bien que Jésus ne dit pas :« pour le donner aux chiens », mais "aux petits chiens, et la nuance est grande.
La femme saisit l’image au bond, et grâce aux petits chiens, elle va révéler toute l’audace de sa foi. Elle va insister, discuter, faire pression respectueusement sur le cœur du Messie d’Israël :« Certes, moi, l’étrangère, je ne fais pas partie de la famille ; mais pour les petits chiens il y a au moins les miettes ! »
Et d’ailleurs, le propre des petits chiens, c’est de ne pas se laisser oublier lorsque les maîtres sont à table. Ils circulent, ils s’arrêtent, ils quémandent en remuant les oreilles, et il y a toujours l’un des convives à se laisser attendrir.
Jésus semble opposer les enfants et les petits chiens. Pas du tout, rétorque la femme, les enfants sont de connivence avec leurs compagnons de jeu, et si les enfants sont à table, les petits chiens sont à table aussi … enfin sous la table, mais ils n’y perdent rien. Oui, le Messie est venu d’abord pour Israël, mais Israël doit partager son Messie avec les nations.
« Femme, grande est ta foi, dit Jésus, qu’il t’advienne selon ton désir ».Tout est donc dans la force du désir, de notre désir. Ce n’est pas l’amour du Seigneur qui a des limites, c’est notre désir qui se limite et qui se lasse, c’est notre prière qui s’arrête trop tôt, comme si nous n’avions pas droit à la miséricorde.
Et effectivement nous n’y avons pas droit, effectivement nos misères auraient de quoi nous rendre étrangers à la famille de Dieu. Ce que Jésus attend de nous, c’est l’audace de cette étrangère, qui nous fera dire :"Seigneur, je sais que je n’ai droit à rien, mais tu me feras bien l’aumône de quelques miettes, et cela suffira à mon bonheur !
Repartir heureux avec les miettes du Seigneur, ces miettes qui guérissent et qui nourrissent, ces miettes qui suffisent pour transformer toute une vie, voilà ce qui est en notre pouvoir.
D’ailleurs jamais Jésus n’a donné de miettes ; il a même rassasié des foules, et il restait des corbeilles lorsqu’il donnait le pain ;il est venu pour que nous ayons la vie en abondance. À partir du moment où le Messie est mort et ressuscité pour le monde entier, il n’a plus ni juif ni grec, il n’y a plus de petits chiens sous la table. À partir du moment où le Fils de Dieu est venu s’asseoir à notre table, il n’y a plus qu’un seul peuple, il n’y a plus d’étrangers.
Autour de sa table, il n’y a plus que des enfants de Dieu, rassasiés à part entière, à la mesure de leur désir.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.