LA CONVERSION
Vida 9, 1-3.7-9
1 Mon âme se sentait bien lasse, mais ses mauvaises habitudes ne lui permettaient pas de trouver le repos dont elle avait soif.
Un jour, comme j’entrais dans l’oratoire, j’y aperçus une statue qu’on s’était procurée en vue d’une fête à célébrer dans le couvent, et qu’on avait placée là, en attendant. C’était un Christ tout couvert de plaies ; et si touchant, qu’à le considérer, je me sentis profondément bouleversée, tant il peignait si bien ce que Notre-Seigneur endura pour nous. Si grande fut ma douleur devant l’ingratitude dont j’avais payé de telles blessures, que je croyais sentir mon cœur se briser. Je me jetai auprès de mon Sauveur en versant un torrent de larmes, et le suppliai de me donner en cet instant la force de ne plus l’offenser.
2 Ma dévotion pour la glorieuse Madeleine était très vive, et bien souvent j’avais l’esprit occupé de sa conversion, surtout quand je communiais. Certaine alors que Notre-Seigneur était au-dedans de moi, je me plaçais à ses pieds, lui représentant que mes larmes n’étaient pas à mépriser. Évidemment, je ne savais ce que je disais, et c’était déjà trop de bonté de sa part de me permettre de les verser pour lui, puisque ma douleur devait durer si peu. Je me recommandais ensuite à cette glorieuse sainte, lui demandant de m’obtenir mon pardon.
3 Cette fois – je parle du jour où je contemplai cette statue –, mon recours à cette sainte m’apporta une grâce particulièrement efficace. C’est qu’alors je n’espérais plus rien de moi-même, j’attendais tout de Dieu. Si je m’en souviens bien, je dis à Notre-Seigneur que je ne me lèverais pas de là tant qu’il n’aurait pas exaucé ma prière. Il l’exauça, j’en suis convaincue, car à partir de ce jour mes progrès furent sensibles. […]
7 Vers cette époque, on me donna les Confessions de saint Augustin. Ce fut, me semble-t-il, par une disposition particulière de Dieu, car je ne les avais jamais demandées et je ne les avais jamais lues. J’aime tout particulièrement saint Augustin, d’abord parce que le couvent où j’ai été pensionnaire était de son Ordre, ensuite parce qu’il a été pécheur. De fait, j’ai toujours goûté une consolation particulière auprès des saints que le Seigneur a tirés du péché ; il me semblait trouver en eux du secours : si Dieu leur avait pardonné, il pouvait pardonner à moi-même. Mais, je le redis encore, une chose me désolait : Dieu ne les avait appelés qu’une fois et ils n’étaient plus retombés, et moi, j’avais déjà été appelé tant de fois ! Cette pensée m’affligeait. Cependant, quand je songeais à l’amour que Dieu me portait, je reprenais courage. Bien souvent, il est vrai, je me suis défiée de moi-même, mais jamais je n’ai manqué de confiance en la divine miséricorde.
8 Oh ! quelle effrayante dureté que celle de mon âme, au milieu de tant de secours que Dieu lui prodiguait ! À la vue du peu d’empire que j’avais sur moi-même, et des chaînes qui m’empêchaient de me donner tout à lui, je ne puis maintenant que trembler.
À peine avais-je commencé la lecture des Confessions de saint Augustin, qu’il me sembla me retrouver moi-même. Je me mis à prier instamment ce glorieux saint. Arrivée à sa conversion, à cette voix qu’il entendit dans le jardin, le Seigneur, je crois, la fit résonner à mes oreilles, si vive était l’émotion de mon cœur. Longtemps je restai inondée de larmes, anéantie de douleur et de regret. O mon Dieu ! que ne souffre pas une âme, quand elle a perdu cette liberté qui devait faire d’elle une souveraine ! que de supplices elle endure ! J’admire vraiment comment j’ai pu vivre dans un pareil tourment. Béni soit Dieu qui me rendit la vie et me tira d’une si lamentable mort !
9 Mon âme, j’en suis persuadée, reçut alors de Notre-Seigneur des forces surprenantes. Sans doute il avait entendu mes cris, il avait eu pitié de tant de larmes. Je sentis croître en moi le désir de passer plus de temps en sa compagnie et d’éloigner de mes regards les causes de ma dissipation. À peine les avais-je perdues de vue, que je sentais son amour renaître en moi. Il me semblait bien que je l’aimais, mais je ne comprenais pas encore, comme je le fis plus tard, en quoi consiste le véritable amour.
Je venais seulement de former la résolution de le servir, et déjà Notre-Seigneur me rendait les consolations d’autrefois. Ce que les autres s’efforcent d’obtenir au prix de bien des efforts, on aurait dit qu’il me pressait de l’accepter. Au reste, il y avait déjà quelques années qu’il m’accordait des goûts spirituels et des délices. Quant à les solliciter, à demander de tendres sentiments de dévotion, jamais je n’osai le faire. Je me contentais d’implorer la grâce de ne pas l’offenser, et le pardon de mes grandes fautes. Voyant leur énormité, je n’aurai même jamais eu, de propos délibéré, la hardiesse de désirer des consolations et des douceurs. C’était déjà trop de bonté à Notre-Seigneur de me souffrir en sa présence et de m’attirer auprès de lui. Et réellement, il usait alors envers moi d’une bien grande miséricorde, car, s’il n’avait pas fait lui-même toutes les avances, je le voyais très bien, je ne serais pas venue. Je ne me souviens de lui avoir demandé des consolations qu’une seule fois en ma vie ; j’étais alors dans une grande sécheresse. M’apercevant de ce que je faisais, je demeurai toute confuse, et le chagrin de me voir si peu humble me donna ce que j’avais eu la témérité de solliciter. Je savais bien qu’il n’est pas défendu de faire cette demande, mais je la croyais permise à ceux-là seulement qui se sont convenablement disposés en travaillant de toutes leurs forces pour acquérir la véritable dévotion, en un mot à ceux qui fuient le péché, qui sont prêts et déterminés à tout bien. Mes larmes à moi me semblaient des larmes de femmes, des larmes sans énergie, puisqu’elles ne m’obtenaient pas ce que je désirais. Et pourtant je crois qu’elles m’ont servi, surtout à partir de ces deux circonstances où je les versai avec de tels sentiments de componction et d’intime douleur. Dès lors, en effet, je commençai à m’adonner davantage à l’oraison et à m’exposer moins aux occasions de chute. Je n’y renonçai pas cependant d’une façon absolue, mais enfin, Dieu m’aidait à m’en éloigner progressivement.
Comme la divine Majesté n’attendait qu’un peu de préparation de ma part, les faveurs spirituelles, ainsi que je vais le dire, allèrent croissant : chose rare, assurément, Dieu ne les accordant d’ordinaire qu’à des âmes qui vivent dans une plus grande pureté de conscience.