I. Entrer dans le château
1. La porte d’entrée de ce château est l’oraison
Considérons donc que ce château a, comme je l’ai dit, nombre de demeures, les unes en haut, les autres en bas, les autres sur les côtés ; et au centre, au milieu de toutes, se trouve la principale, où se passent les choses les plus secrètes entre Dieu et l’âme … On pourra dire que cela semble impossible, et qu’il est bon de ne pas scandaliser les faibles … Je sais que ceux qui n’y croiraient point n’en auront pas l’expérience, car Dieu tient beaucoup à ce qu’on ne limite pas ses œuvres. … Pour revenir à notre bel et délicieux château, nous devons voir comment nous pourrons y pénétrer. J’ai l’air de dire une sottise : puisque ce château est l’âme, il est clair qu’elle n’a pas à y pénétrer, puisqu’il est elle-même, tout comme il semblerait insensé de dire à quelqu’un d’entrer dans une pièce où il serait déjà. Mais vous devez comprendre qu’il y a bien des manières différentes d’y être. De nombreuses âmes sont sur le chemin de ronde du château, où se tiennent ceux qui le gardent, peu leur importe de pénétrer l’intérieur, elles ne savent pas ce qu’on trouve en un lieu si précieux, ni qui l’habite, ni les salles qu’il comporte. Vous avez sans doute déjà vu certains livres d’oraison conseiller à l’âme d’entrer en elle-même. Or, c’est précisément ce dont il s’agit. … Car autant que je puis le comprendre, la porte d’entrée de ce château est l’oraison…
2. Au centre, le Christ
Étant un jour à réciter les Petites Heures avec la communauté, j’entrai tout à coup dans un recueillement intime. Mon âme tout entière me semblait comme un clair miroir, sans revers, ni côtés, ni haut, ni bas qui ne fût tout resplendissant. Au centre d’elle-même je vis le Christ, Notre Seigneur, sous la forme où il a coutume de m’apparaître. Je le voyais, ce me semble, très clairement dans toutes les parties de mon âme, comme dans un miroir, et ce miroir, à son tour, se représentait tout entier sous je ne sais quel mode dans ce même Seigneur, par une communication toute d’amour qu’il me serait impossible de dépeindre. /…/ Cette vision me semble avantageuse pour les personnes adonnées au recueillement intérieur. Elle leur apprend à considérer le Seigneur au plus intime de leur âme. Par là, on s’attache davantage à Lui, et l’on retire beaucoup plus de fruit qu’en le considérant hors de soi, comme je l’ai déjà dit à différentes reprises. … Cette méthode est incomparablement la meilleure. Point n’est besoin d’aller au ciel, ni d’aller hors de nous-mêmes. Ce serait se fatiguer et distraire l’âme pour arriver à un résultat moins fructueux.
3. Regarder au-dedans de soi-même
Considérez maintenant ce que dit votre Maître : « Notre Père qui êtes aux cieux » Pensez-vous qu’il vous importe peu de savoir ce que c’est que le ciel, et où vous devez chercher votre Père infiniment saint ? Eh bien moi je vous dis que pour des esprits distraits, non seulement il importe beaucoup de croire cette vérité, mais encore d’y réfléchir beaucoup, car c’est là une des choses les plus propres à fixer les pensées, et à aider l’âme à se recueillir. Vous aurez entendu dire que Dieu est partout, et rien n’est plus vrai. Or il est évident que là où se trouve le Roi, on dit aussi que là est la cour. Par conséquent, là où est Dieu, là aussi est le ciel. Vous pouvez donc croire que là où est Sa Majesté, là aussi est toute la gloire. … Pensez-vous qu’il importe peu à une âme qui a tendance à se distraire, de comprendre cette vérité et de savoir qu’elle n’a pas besoin d’aller au ciel pour parler à son Père Éternel, et se délecter avec lui ? Elle n’a pas besoin non plus de prier en criant très fort. Si bas qu’elle parle, il l’entendra. Elle n’a pas besoin d’ailes pour aller le chercher. Elle n’a qu’à se mettre dans la solitude, regarder au-dedans d’elle-même, et ne pas s’étonner d’y trouver un si bon hôte. Qu’elle lui parle en toute humilité comme à un père, qu’elle lui adresse ses demandes comme à un père, qu’elle se réconforte auprès de lui comme auprès d’un père, mais qu’elle comprenne qu’elle n’est pas digne qu’il soit son père.
II. Trouver une compagnie, le Christ Jésus
1. Regarder le Christ
Pour prier comme il faut, vous devez /…/ trouver une compagnie. Mais quelle meilleure compagnie que celle du Maître lui-même qui vous a enseigné la prière que vous allez réciter ? Imaginez que le Seigneur est tout prés de vous, et regardez avec quel amour et avec quelle humilité il vous instruit. Croyez-moi, faites tout votre possible pour ne jamais vous séparer d’un si bon ami. Si vous vous habituez à le garder près de vous, et s’il voit que vous le faites avec amour et que vous vous efforcez de le contenter, vous ne pourrez plus, comme on dit, vous en débarrasser. Il ne vous manquera jamais, il vous aidera dans toutes vos difficultés, il sera partout avec vous. Pensez-vous que ce soit peu de chose que d’avoir un tel ami à vos côtés ? /…/ Je ne vous demande pas de penser à lui, ni de forger quantité de concepts ou de tirer de votre esprit. Je ne vous demande que de le regarder. Qui peut vous empêcher de tourner les yeux de l’âme, ne serait-ce qu’un instant si vous ne pouvez davantage, vers lui ? /…/ Mes filles, votre Époux ne vous quitte jamais des yeux. Il a supporté de votre part mille choses laides et abominables, et ces offenses contre lui n’ont pas suffi pour qu’il détournât de vous ses regards. Est-ce donc beaucoup que vous détourniez les yeux de l’âme des choses extérieures pour les porter quelquefois sur lui ? Songez, comme il le dit à l’Épouse, qu’il n’attend de vous qu’un regard ; vous le trouverez tel que vous le désirerez. Il estime tant ce regard que, de son côté, il ne négligera rien pour l’avoir.
2. Considérer ce que nous devons au Christ
La porte d’entrée dans ce château est l’oraison. Songer que nous devons entrer dans ce château sans rentrer en nous-même, nous connaître, considérer cette misère, ce que nous devons à Dieu, et sans lui demander souvent miséricorde, c’est de la folie. Le Seigneur lui-même le dit : « Nul ne parviendra à mon Père si ce n’est par moi » (Jn.14,6). Je ne sais s’il le dit en ces termes, je crois que oui et « Qui me voit, voit mon Père » (Jn.14,9). Donc, si nous ne le regardons jamais, si nous ne considérons pas ce que nous lui devons et la mort qu’il a subie pour nous, je ne sais comment nous pouvons le connaître, ni agir à son service. Car la foi sans les œuvres, et sans que ces œuvres tirent leur valeur des mérites de Jésus-Christ, notre bien, quelle valeur peut-elle avoir ? Et qui nous excitera à aimer ce Seigneur ? Plaise à Sa Majesté de nous faire comprendre tout ce que nous lui coûtons, que le serviteur n’est pas plus que son Seigneur (cf. Mt 10,24), que nous devons travailler pour jouir de sa gloire, et qu’il nous est nécessaire pour cela de prier, afin de ne pas vivre toujours en tentations (cf. Mt 26,40).
III. Prier le Notre Père
1. Le « Notre Père », signe de l’amour de Jésus pour nous
… Restez donc aux côtés de votre Maître, bien résolues à apprendre ce qu’il vous enseigne, et Sa Majesté fera en sorte que vous deveniez de bonnes élèves. Elle ne vous quittera pas, si vous ne la quittez pas vous-mêmes. Considérez les paroles que prononce cette bouche divine, et dès la première, vous comprendrez l’amour qu’elle a pour nous. Or, pour un disciple, ce n’est pas un faible bien et une mince joie que de se savoir aimé de son maître. /…/ « Notre Père qui êtes aux Cieux ! » O Seigneur, comme vous vous révélez Père d’un tel Fils, et comme votre Fils se révèle fils d’un tel Père ! Soyez à jamais béni ! Une faveur aussi haute, Seigneur, ne serait-elle pas mieux à sa place à la fin de l’oraison ? Dès le début vous emplissez nos mains, et nous accordez une si grande faveur qu’il serait bon que notre entendement en fût si rempli et notre volonté tellement pénétrée qu’il nous devint impossible de proférer une parole.
2. Jésus donne tout dès le premier mot.
O Fils de Dieu et mon Seigneur ! Comment, dès le premier mot, donnez-vous tant à la fois ? … Comment nous donnez-vous encore, au nom de votre Père, tout ce qui peut être donné en lui demandant qu’il nous regarde comme ses enfants ? Car votre parole ne peut se trouver en défaut, elle doit être accomplie. Vous l’obligez à l’accomplir, et ce n’est pas une petite charge. Dès lors qu’il est notre Père, il doit nous supporter pour graves que soient nos offenses. Si nous nous tournons vers lui comme l’enfant prodigue, il doit nous pardonner, il doit nous consoler dans nos épreuves comme il convient à un tel Père, car il est forcément meilleur que tous les pères qui sont ici- bas, puisqu’en lui réside tout bien parfait. Il doit nous chérir, il doit nous nourrir, il a de quoi, nous rendre participants et nous faire cohéritiers avec vous. /…/ O bon Jésus ! Comme vous avez montré clairement que vous ne faites qu’un avec votre Père, que votre volonté est la sienne, et la sienne la vôtre ! Quelle clarté dans votre confession, ô mon Seigneur ! Qu’il est grand l’amour que vous avez pour nous ! /…/ Vous avez parlé comme un Fils bien-aimé et pour vous et pour tous, et que vous êtes tout puissant pour accomplir au ciel ce que vous dites sur la terre. Soyez béni à jamais, ô mon Seigneur, vous qui aimez tant donner que rien ne peut vous arrêter !
IV. Faire la volonté de Dieu
1. Se mettre entre ses mains
« Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! » Tous les conseils que je vous ai donnés dans ce livre n’ont qu’un but : celui de nous donner totalement au Créateur, de lui remettre notre volonté, de nous détacher des créatures, et comme vous en aurez compris la grande importance, je n’insiste pas davantage. Je veux seulement vous dire pourquoi notre bon Maître place ici ces paroles. Il sait qu’il n’y a pas de plus grand gain pour nous que de rendre ce service à son Père éternel, car par là nous nous disposons promptement à arriver au terme du chemin, et à boire l’eau vive de la source dont nous avons parlé. Si nous ne nous donnons pas complètement au Seigneur, et ne nous mettons pas entre ses mains pour qu’il prenne lui-même soin de tout qui nous concerne, jamais il ne nous laissera boire à cette source. Voilà en quoi consiste la contemplation parfaite dont vous m’avez priée de vous parler. Ici, nous n’intervenons d’aucune façon, ni efforts, ni déploiement d’habileté, rien de plus n’est nécessaire, car tout ce que nous voudrions faire nous gênerait et nous empêcherait de dire : « Que votre volonté soit faite ! » Que votre volonté, Seigneur, s’accomplisse en moi de toutes les façons et de toutes les manières qu’il vous plaira, ô mon Seigneur ! … Dès lors que votre Fils vous a donné ma volonté en vous offrant celle de tous les hommes, je ne saurais, pour ma part, manquer d’honorer la promesse qu’il vous a faite en mon nom. Mais faites-moi la grâce de me donner votre royaume, afin que je puisse accomplir votre volonté, puisqu’il me l’a demandé, et disposez de moi à votre gré, comme d’une chose qui est vôtre.
2. Aimer Dieu et son prochain
Le Seigneur ne nous demande que deux sciences : celles de l’amour de Sa Majesté et du prochain, voilà à quoi nous devons travailler. Si nous les observons parfaitement, nous faisons sa volonté, et ainsi nous lui serons unis. Mais, je l’ai déjà dit, que nous sommes loin d’observer ces deux choses comme nous le devons à un si grand Dieu ! Plaise à Sa Majesté de nous donner la grâce de mériter de parvenir à cet état. Il est à notre portée, si nous le voulons. Nous reconnaîtrons, ce me semble, que nous observons bien ces deux choses, si nous observons bien celle d’aimer notre prochain : ce sera le signe le plus certain. Nous ne pouvons savoir si nous aimons Dieu, bien que d’importants indices nous fassent entendre que nous l’aimons, mais nous pouvons savoir, oui, si nous avons l’amour du prochain. Et soyez certaines que plus vous ferez de progrès dans cet amour-là, plus vous en ferez dans l’amour de Dieu, car l’amour de Sa Majesté pour nous est si grand qu’en retour de celui que nous avons pour notre prochain il augmentera de mille manières celui que nous avons pour Sa Majesté : je ne puis en douter.
3. Un chemin de liberté
Les choses de l’âme doivent toujours se considérer dans la plénitude, l’ampleur et la grandeur, on ne le dira jamais assez, elle est capable de beaucoup plus que ce que nous sommes capables de considérer, et le soleil qui est dans ce palais se communique à toutes ses parties. Il est très important que toute âme qui s’adonne à l’oraison, peu ou prou, ne soit ni traquer, ni opprimée. Laissez-la évoluer dans ces demeures, du haut en bas et sur les côtés, puisque Dieu l’a douée d’une si grande dignité.