Bienheureuse Anne de St Barthélémy
Introduction
Pendant les années 2000-2010 tout particulièrement, de nombreuses études et commentaires ont été consacrés à la figure d’Anne de Saint Barthélemy. Sa personnalité est de plus en plus connue depuis la première publication intégrale de ses écrits et de ses lettres, à Rome (1981, 1985). Ses écrits sont la source d’information principale sur sa vie et sa doctrine. Ils nous révèlent une femme profondément et existentiellement mystique, une femme qui vivait ce qu’elle croyait, mais qui faisait aussi souvent l’expérience de ce qu’elle croyait. Il suffit d’avoir entre les mains, une de ses biographies pour constater que toute la vie d’Anne a été une succession continuelle de grâces de Dieu ou d’expériences mystiques, et cela depuis son enfance jusqu’à sa mort. Anne est une femme fondamentalement mystique, débordante d’amour et d’affection. Elle a une affectivité exubérante et surprenante, simple et humble à l’extrême. Son cœur affectueux s’étend à toutes les sphères de la société de son temps : les gouvernants et aristocrates, militaires et civils, cardinaux et évêques, jeunes et vieux, hommes et femmes, de nombreuses personnes anonymes, des femmes avec des soucis de famille, et principalement ses soeurs et frères carmes, qu’ils soient supérieurs ou subalternes. En ce qui la concerne, elle vibre intensément aux événements sociopolitiques et religieux, en particulier à ceux de son Ordre auxquels elle prend part, et elle est marquée spécialement par ceux qu’elle a vécus aux côtés de la mère Thérèse de Jésus pendant les six dernières années de la vie de celle-ci.
I. Étapes de sa vie
1) Enfance et jeunesse (1549-1570)
Entre les régions montagneuses au nord de Tolède, dans les terres de Novalmorcuende, se trouvait El Almendral, aujourd’hui : Almendral de la Canada. C’est là qu’est née, Ana Garcia, le 1er octobre 1549. Elle est la sixième des sept enfants de Hernan Garcia et de Maria Manzanas : Maria (1533), Hernando (1538), Benito (1540), Diego (1542), Catalina (1545), Anne (1549) et Florentina (1554). Les parents sont bons chrétiens et vivent l’esprit de charité : leur compassion envers les pauvres et les malades du village est émouvante. Le dimanche est le jour par excellence de leur manifestation chrétienne. Avant la Messe ils se portent au secours des pauvres et des nécessiteux et leur distribuent du pain et du vin ; la mère rend visite aux malades, leur donne du linge et des médicaments et même, les sert personnellement ; avec grande compassion elle recueille chez elle des enfants à moitié abandonnés.
La famille est aisée, elle possède des vignobles, des troupeaux, des champs de blé ; elle a des domestiques à son service et peut même s’offrir un maître d’école privé, un prêtre qui exerce ses fonctions à domicile, tout en apprenant à lire et à écrire aux enfants. Il enseigne le catéchisme aux filles et leur apprend à lire quelques romans. La famille se réunit habituellement autour de la lecture des Vies de saints. Dans cette atmosphère spirituelle se forme peu à peu l’âme de la future carmélite ; l’amour de l’Église, la méditation de la vie des saints, et plus particulièrement celle de la Passion du Christ sera le pain quotidien de son âme, tout au long de sa vie. Le milieu de son enfance a favorisé son désir de se donner à Dieu en devenant religieuse. Anne n’a que neuf ans à la mort de sa mère. C’est en 1558. L’année suivante elle perd aussi son père. Son grand frère et sa grande sœur lui tiennent alors lieu de parents. Avec l’absence des parents, le poids des travaux domestiques et des labeurs des champs se fait sentir d’avantage et la jeune Anne doit s’occuper désormais de la modeste tâche de garder le bétail. Nous la voyons ainsi, en train de faire paître un petit troupeau de brebis, pendant que les aînés sont affairés aux labours, aux moissons du blé et à d’autres besognes. En de nombreuses scènes, Anne décrit comment la présence de Jésus remplit intensément sa vie aux champs et ces récits comptent parmi les chapitres les plus fascinants de sa vie. Elle évolue entre rêves et réalités. Mais quoi qu’il en soit, la présence du Christ est une constante tout au long de sa vie et se révèle de manière effective, concrète et tangible en toutes les circonstances aussi diverses soient-elles.
Anne grandit. Elle est forte et saine. Son amie d’enfance et de jeunesse, Francisca a laissé une description de son aspect physique : « Elle avait un beau naturel, un très beau corps, de stature moyenne, les traits de son visage étaient gracieux, et même si ses frères et sœurs étaient de bonne apparence, elle les dépassait en beauté. »
Les frères, la voyant déjà assez grande, pensent à lui préparer un mariage et lui présentent un jour un jeune homme, le frère de son beau-frère. Mais Anne déjoue leurs plans de manière ingénieuse. Elle est décidée à se donner à Dieu. Elle a 19 ou 20 ans lorsqu’un prêtre d’Avila arrive au village. Les deux cousines et amies, Anne et Francisca, se confessent à lui. Le prêtre est impressionné par Anne et lui parle de la mère Thérèse de Jésus et de sa fondation à Avila. Ce faisant, il ouvre le ciel à Anne. Elle lui confie aussitôt son désir secret d’être religieuse. Il envoie un rapport à Saint Joseph d’Avila, par l’intermédiaire d’un autre prêtre, Francisco de Guzman, un grand ami de sainte Thérèse. C’est alors seulement qu’Anne s’ouvre à ses frères. Ils ne voient pas d’un bon œil son désir de se faire religieuse carmélite, mais ils acceptent, et son frère aîné Hernando finit par la conduire à Avila. Cette première visite se révèle satisfaisante autant pour Anne que pour les religieuses. Mais il faut attendre la permission du supérieur et Anne doit revenir à El Almendral et patienter encore pendant plusieurs mois. Malgré les difficultés que lui oppose sa famille, elle obtient son départ pour Avila. C’est là qu’elle arrive la veille de la Toussaint et que la communauté la reçoit le jour des Ames du purgatoire, le 2 novembre 1570.
2) Vie carmélitaine avec la mère Thérèse de Jésus (1570-1582)
Dès qu’elle est au Carmel de Saint-Joseph d’Avila elle se trouve dans son « élément de repos et de gloire ». Il n’y a plus d’obstacle à la présence du Christ. Elle peut l’aimer et vivre pour lui, et se donner entièrement au service de ses sœurs dans la vie quotidienne : servir et se rendre agréable. Voilà sa vocation véritable. Mais très vite un changement se produit : la quiétude des premiers jours disparaît et avec elle, la présence amoureuse de Dieu dans laquelle elle évoluait continuellement, la joie spirituelle, la paix intérieure qu’elle avait toujours ressentie ; et voici, qu’au contraire, dit-elle, « le Seigneur se cacha et je restais dans l’obscurité. » Mais cela ne dure que le temps du noviciat. La supérieure, Marie de Saint-Jérôme, le lui avait bien dit : le Seigneur revient bientôt. Pendant l’année de noviciat, Anne travaille beaucoup, la maison est pauvre et se trouve encore en travaux. Pendant que les ouvriers s’en vont prendre le repas, les religieuses se mettent à l’œuvre et font ensemble ce qui est en leur pouvoir. Anne est vigoureuse, elle propose volontiers ses services et les sœurs l’apprécient. Elle remplit encore les offices de portière, de cuisinière, d’infirmière, etc. Le 15 août 1571, elle fait Profession.
Quand la mère Thérèse revient à son monastère de Saint Joseph, elle ne veut pas encore associer la jeune Anne à ses activités de fondatrice. Celle-ci n’aurait d’ailleurs pas été en état de suivre la mère vers les fondations de Béas et Séville. Elle souffre d’une étrange maladie, qui va durer jusqu’au retour de Thérèse, c’est-à-dire deux ans environ (1575-1577). Anne est épuisée par tant de tâches. Elle est consumée par l’intensité de ses ferveurs spirituelles, par l’impétuosité de ses expériences mystiques et de ses élans intérieurs auxquels elle est impuissante à résister. Elle semble proche de la mort. Les médecins, appelés à son chevet, ne savent pas de quel mal elle souffre et leurs remèdes sont inefficaces.
Quand la mère Thérèse revient à Saint Joseph d’Avila vers la fin du mois de juillet 1577, elle fait venir Anne dans sa cellule, auprès d’elle, elle la caresse et lui redonne courage, elle lui ordonne de faire des efforts et d’aller donner à manger aux malades. Anne se trouve dans un état lamentable, mais elle obéit aussitôt et se rend auprès des malades. Et voici que le Christ lui redonne courage et aussitôt elle se sent mieux. Elle retourne chez la mère et lui raconte ce qui s’est passé et comment elle se sent. La sainte lui répond : « Va, ma fille, sois bonne infirmière et ne viens pas me demander la permission de ce dont tu as besoin pour ton service. Sois leur prieure, le Seigneur t’aidera. » L’activité d’Anne à l’infirmerie est une des plus intéressantes. La jeune sœur met en effet tout son cœur au service des malades, avec une affection, une patience et une sollicitude impressionnantes. Elle prend à cœur de soulager la douleur des autres, elle prend soin des corps malades et soulage aussi les âmes en difficultés spirituelles.
À son retour à Avila en juillet 1577, Thérèse exprime à Anne son affection et lui dit avoir regretté son absence : « Je ne vous laisserai plus, ma fille. » Effectivement, depuis ce temps, elles vivront inséparablement unies jusqu’à la mort de la sainte.
Anne, quant à elle, s’emploie de tout son cœur à servir sa fondatrice, qui est déjà très souffrante et malade. « Elle entoure la mère de son amour, lui tient compagnie et lui vient en aide avec très grand plaisir et promptitude ». Rappelons qu’au cours des fêtes de la Nativité de 1577, Thérèse, est tombée dans les escaliers de Saint-Joseph d’Avila, qu’elle s’est cassé le bras gauche, et ne peut s’en servir qu’avec peine. Anne dira même, avec grande simplicité et humilité, que la mère s’est tellement bien accommodée de ses services « quelle se sentait perdue sans elle ». Cela s’est vérifié en effet pendant les derniers voyages, lors des maladies de Thérèse et au moment de sa mort. Anne a certainement été l’ombre bénie de la fondatrice tout au long de ces années de fondations, sur les chemins interminables de Castille. En hiver comme en été, au temps de froid vif comme de chaleur torride, pendant les jours de pluie quand les charrettes s’enfoncent dans la boue et au long des sentiers remplis d’embûches et de péripéties, au milieu des maladies et des problèmes de santé de la mère, Thérèse et Anne effectuent ensemble quatre longs voyages de fondations. Le premier, s’étend de juin à novembre 1579 : elles vont à Médina, Valladolid, Alba de Tormes et Salamanque puis retournent à Avila.
Le second va de novembre de la même année jusqu’en juillet 1580 : elles visitent la communauté de Malagon et installent la nouvelle fondation de Villanueva de la Jara. Au retour elles passent par Tolède, Madrid et Ségovie, toujours plongées dans les occupations multiples de leurs communautés et des projets de fondation. Au cours du troisième voyage – à partir du mois d’août 1580 jusqu’en septembre 1581 – elles partent d’Avila, passent par les communautés de Médina et de Valladolid, pour réaliser les fondations de Palencia (29 décembre) et de Soria (14 juin 1581). Elles retournent à Avila en passant par Ségovie. Le quatrième voyage (de janvier à octobre 1582) est aussi le dernier de Thérèse. La mère Fondatrice et Anne partent d’Avila le 2 janvier, passent par les communautés de Medina del Campo, Valladolid et Palencia pour arriver à Burgos le 26 janvier après un voyage désastreux en raison de nombreux incidents causés par les intempéries. Thérèse est très malade. Finalement, après toutes sortes d’adversités, la fondation est achevée le 19 avril. Et lorsque la maison est enfin aménagée et à peu près confortable, elle se trouve brusquement inondée et dévastée par la grande crue de l’Arlanzon qui a lieu dans la nuit du 23 au 24 mai, où elles ont failli périr toutes les deux avec les autres sœurs.
Le 26 juillet elles entreprennent le chemin du retour pour Avila. Elles passent par les communautés de Valladolid et de Médina où la mère a quelques désagréments avec les prieures ; et c’est à Médina que le supérieur, Antoine de Jésus, modifie leur itinéraire et leur commande d’aller à Alba de Tormes. Elles arrivent le 20 septembre. Deux semaines plus tard la mère Thérèse meurt entre les bras d’Anne. Celle-ci ne s’est pas éloignée du chevet de la Fondatrice ; sa compagnie apaise la mère à cette heure difficile. Voici comment Anne décrit le moment de la mort de Thérèse :
; c’est précisément le moment si important et si significatif autant pour Thérèse que pour Anne :
3) Héritière du charisme thérésien et fondatrice (1582-1626)
3.1. En Espagne (1582-1604)
Avec la mort de la mère Thérèse un horizon surprenant s’ouvre devant Anne : L’action de Thérèse prend une nouvelle forme et se rend perceptible de manière vivante dans la vie et l’œuvre de celle qui fut sa fille de prédilection. La glorieuse Thérèse a une grande part dans la vie spirituelle, mystique et carmélitaine d’Anne ainsi que dans la plupart de ses choix et décisions personnelles. La sainte reste vivante en celle qui lui succède : la vie et les écrits d’Anne de Saint Barthélemy que nous avons examinés nous en donnent la certitude. Après Alba, Anne retourne à Avila, et le 3 novembre Marie de Saint Jérôme est élue prieure. Anne ne peut pas oublier la mère Thérèse. Un jour pendant sa prière, la mère lui apparaît et lui dit qu’elle peut lui demander ce qu’elle veut. Alors, à la manière du prophète Élisée qui demanda à son maître Elie une double part de son esprit, Anne lui répond : « Je vous demande l’esprit de Dieu, qu’il soit toujours en mon âme. » Effectivement pendant les graves problèmes qui ont agité l’Ordre, quelques années plus tard, on a vu comment elle rappelait les principes thérésiens avec grande détermination. Au cours du chapitre provincial du 11 mai 1585 qui s’est tenu à Lisbonne, l’élection du père Nicolas Doria a provoqué des craintes : on est passé du gouvernement si personnel du père Gratien à un gouvernement plus collectif, celui de la Consulte, ce qui a suscité du mécontentement chez de nombreuses religieuses. Par la suite, à l’initiative de quelques religieuses, le Bref « Salvatoris » (1590) est promulgué secrètement pour garder intégrales les constitutions thérésiennes – lesquelles avaient déjà subi certains changements. L’obtention de ce Bref donna lieu à une série de graves incidents. En effet le père Doria, surpris, s’oppose, et commence à travailler pour obtenir un autre document papal.
Anne de Saint Barthélemy donne son appui à la prieure, Marie de Saint Jérôme et celle-ci adopte une position ferme et décidée en faveur du père Doria, supérieur légitime de l’Ordre. Elle désapprouve l’action de la mère Anne de Jésus et de celles qui sont à l’origine du Bref. Le 25 avril 1591, le père Doria finit par obtenir de Grégoire XIV, le Bref « Quoniam non ignoramus », qui répond en grande partie à ses désirs. Les choses reviennent à une situation similaire à celle d’avant 1590, mais la flamme allumée prendra feu vingt-trois ans plus tard en Flandre.
Dans cette situation difficile, le 13 septembre 1591, Marie de Saint Jérôme est élue prieure à Madrid ; elle demande aux supérieurs d’emmener avec elle Anne de Saint Barthélemy. Celle-ci reste fidèle à sa vocation de service et s’ingénie à donner de la joie à toutes. Elle fait œuvre de paix dans la communauté de Madrid. C’est une belle tâche de pacification et de normalisation qu’elle effectue par le biais de la vie fraternelle.
Marie et Anne reviennent à Avila en septembre 1594. Mais elles repartent pour une autre fondation à Ocana, où elles demeurent trois ans. Les quatre années suivantes à Avila sont vécues dans l’expectative du projet de fondation en France. Le cœur d’Anne brûle pour la cause des âmes qui se perdent en France et le Christ la remplit du feu apostolique.
3.2. En France (1604-1611)
Le départ de quelques carmélites vers la France constitue finalement un des faits les plus importants de l’histoire de l’ordre de sainte Thérèse. Suite à de longues et habiles négociations engagées par Pierre de Bérulle avec les supérieurs de l’Ordre en Espagne, il est convenu de laisser partir six carmélites : Anne de Jésus (1546-1621), Isabelle des Anges prévue comme prieure (1565-1644), Béatrice de la Conception (1549-1646), Eléonore de Saint Bernard (1577-1639), Isabelle de Saint Paul (1560-1641) et la soeur du voile blanc, Anne de Saint Barthélemy qui est la principale carmélite aux yeux de Bérulle. Le jeune Pierre de Bérulle (1575-1629) deviendra l’un des hommes les plus importants de son temps, et un des plus grands acteurs du renouveau spirituel et de la restauration catholique du XVIIe siècle en France, une grande personnalité, qui finira même cardinal. Mais c’est quand même Jean de Brétigny qui a le plus oeuvré au service de cette entreprise carmélitaine.
Le groupe des carmélites part le 29 août 1604. Elles passent par Burgos, Vitoria, Irun, Bayonne ; au cours de cette dernière partie du voyage, de fortes intempéries leur causent plusieurs accidents. Elles se dirigent ensuite vers Bordeaux, Saintes, Poitiers et arrivent à Saint-Denis/Paris le 16 octobre. Le 17 octobre, Jean de Brétigny célèbre la Messe dans la basilique Saint-Denis. Le 18 octobre les six carmélites arrivent à leur maison provisoire. L’évêque de Paris, Henri de Gondi, assiste à l’arrivée des carmélites dans leur couvent. Trois jours plus tard, la reine Marie de Médicis vient avec sa suite visiter les carmélites espagnoles Anne de Saint Barthélemy s’emploie immédiatement à sa tâche au service de la cuisine… Mais bientôt on la fait changer de fonction. On l’oblige en effet à prendre le voile noir pour la faire prieure. Pour Pierre de Bérulle, c’était évident. À Madame Acarie (qui a joué un rôle de premier plan dans la fondation), il écrit en effet que sainte Thérèse elle-même avait voulu donner le voile noir à Anne et la faire prieure et fondatrice ; et il en était de même pour les supérieurs de l’Ordre. Après quelques semaines de consultations et de prières on lui donne le voile noir, faisant d’elle une sœur de chœur le jour de l’octave de l’Épiphanie, c’est-à-dire le 13 janvier 1605.
Aussitôt elle part fonder le Carmel de Pontoise, et devient sa première prieure. Le 15 janvier on y célèbre la Messe et l’on pose le Saint Sacrement, comme sainte Thérèse le faisait à chaque fondation. Le jour suivant quatre postulantes prennent l’habit. Anne est heureuse à Pontoise en voyant les novices et les postulantes dans l’observance des constitutions thérésiennes. Elle se donne entièrement à l’enseignement du charisme thérésien, en vivant en totale fraternité et en présence du Christ. Mais après presque neuf mois, le 5 octobre, elle doit quitter Pontoise pour être prieure de la communauté de Paris ; elle sort à deux heures du matin dans le secret le plus absolu, et déguisée, pour que personne dans la communauté et dans la ville ne l’empêche de partir. Pierre de Bérulle et le neveu d’Anne, Toribio Monzanas, étudiant en théologie l’accompagnent. La communauté de Paris, qui l’attend, n’est composée que d’une seule religieuse Professe, Eléonore de Saint Bernard, et de nombreuses novices. Quelques mois plus tard elles seront au nombre de 18. La Bienheureuse se livre entièrement à la tâche de créer une bonne communauté, une famille dans laquelle le Christ serait l’amour de toutes. Et elle est contente parce que tout se déroule bien, dans une grande fraternité, malgré la difficulté de la langue. La prieure s’efforce plus particulièrement de transmettre le charisme reçu de sainte Thérèse. Anne souhaite de vivre sous le gouvernement des pères carmes, et elle commence peu à peu à semer l’amour de l’Ordre dans le cœur des religieuses ; et les religieuses grandissent avec ce même désir en faveur des carmes et se rangent totalement aux côtés de leur prieure. Anne commence même à en parler à Catherine d’Orléans, Princesse de Longueville.
C’est alors que Pierre de Bérulle change complètement d’attitude envers la Bienheureuse. Il s’emploie à ôter des religieuses le désir de faire venir les pères carmes. Dès lors Anne souffre intensément pendant deux ans, au point de craindre pour sa vie : elle vit une véritable nuit obscure. En effet Pierre de Bérulle l’oblige à être prieure, mais ne la laisse pas exercer sa fonction, ce qui est contraire à l’esprit et aux constitutions de sainte Thérèse. Vers la fin du triennat, Anne est demandée pour fonder un carmel à Tours. Elle quitte Paris le 5 mai 1608 et arrive à Tours quatre jours plus tard. Et la fondation a lieu le dimanche suivant la fête de l’Ascension ; on pose le Saint Sacrement. C’est le 18 mai. Les autorités locales et la population participent nombreux à la fondation. À Tours la situation sociale et religieuse est un peu différente de celle de Paris ; en effet, il y a là de nombreux protestants ou calvinistes qui n’apprécient guère la venue des carmélites et disent du mal à leur sujet. Avec l’aide de ses jeunes soeurs, Anne parvient cependant à retourner la situation. Elle se fait respecter et obtient même quelques conversions. Elle nous raconte le fait suivant :
Dès lors, la réputation du couvent s’étendit et l’on disait : « Ces Thérésiennes que nous n’aimons pas, elles vont tous nous convertir à la foi. » Et la Bienheureuse ajoute : « En vérité je le désirais. » Le labeur effectué par Anne de Saint Barthélemy en France est considérable à bien des niveaux. L’éditeur des lettres de Pierre de Bérulle et son biographe disent à juste titre, qu’Anne de Saint Barthélemy, « mérite, dans l’histoire de la restauration catholique en France, une place que les historiens ne lui ont pas encore donnée » (et ce par sa participation et son influence dans l’histoire du carmel thérésien français et dans la vie spirituelle de Pierre de Bérulle).
3.3. En Flandre (1611-1626)
Finalement la Bienheureuse perd tout espoir de pouvoir vivre en France sous la juridiction de l’Ordre, Pierre de Bérulle lui faisant obstacle. Sous les conseils des supérieurs carmes des Pays-Bas et avec l’autorisation du père général, elle décide de partir pour la Flandre. Accompagnée du père Sébastien de Saint François, elle arrive à Mons le 10 octobre. Elle y demeure un an et six jours avant de partir pour Anvers, le 17 octobre 1612. Elle se met en route avec quatre autres religieuses, le père Thomas de Jésus et le père Augustin de Saint Hilaire les accompagnent. Ils s’arrêtent à Mariemont, à 20 kilomètres de Mons, dans le palais de l’infante Isabelle Claire Eugénie et de son époux Albert. C’est un moment de rencontre inoubliable avec les souverains de Flandre.
Le 19, elles partent pour Bruxelles où elles arrivent l’après-midi du 20. Anne de Jésus et les sœurs les reçoivent au chant du Te Deum, avec des cierges à la main. Elles s’arrêtèrent là huit jours. À leur départ, elles emmènent Eléonore de Saint Bernard avec elles, comme supérieure de la nouvelle fondation. Le 29 octobre elles arrivent enfin à Anvers. Elles séjournent dans la maison du noble Ignace de Borja et de son épouse Hélène de Bossu qui resteront toujours de grands amis de la Bienheureuse.
Avec les 50 florins qu’elles ont emportés, elles parviennent à louer une maison à côté de la paroisse St. Jacques si bien que le jour du 6 novembre la fondation a lieu avec la célébration de la Messe aux frais des jésuites. Le Saint Sacrement est posé avec la permission formelle de l’Évêque d’Anvers. La fondation est effectuée en grande pauvreté, sans ressources, dans la confiance en la Providence, à la manière de sainte Thérèse.
Environ trois ans plus tard elles se déplacent dans leur couvent définitif. Pour la construction de la petite église, la première pierre est posée avec une très grande solennité. C’est le 15 août 1615 on y fête également la prise d’habit d’une dame d’honneur de l’Infante en présence des souverains Albert et Isabelle.
Anne dirige les religieuses et forme les novices selon la pédagogie thérésienne, exigeant pureté et simplicité, obéissance et totale ouverture. « La prieure emploiera la loi de la douceur et n’usera de rigueur et de sévérité que dans des circonstances exceptionnelles ». C’est un des points essentiels du charisme thérésien et un aspect important de l’humanisme et du caractère d’Anne de Saint Barthélemy. Elle essaie toujours d’accompagner avec de la douceur, et d’après Claire de la Croix, certains supérieurs se sont même beaucoup transformés au contact d’Anne. Elle disait habituellement en effet : « Seigneur, si vous devez me châtier je préfère que ce soit à cause de trop de douceur plutôt que trop de rigueur. »
Tout en étant humble, affectueuse, affable et douce dans son gouvernement, la mère Anne ne manque pas cependant de la fermeté thérésienne ; dès qu’il s’agit de la claire volonté de Dieu et de l’ordre des supérieurs, elle se montre ferme et décidée, sans hésitations, avec un courage et une audace peu ordinaires. Elle vit de manière austère et la pauvreté lui est un exercice de libération ; elle dort environ trois heures par jour ; son amour des âmes et de l’Église est si intense qu’il l’empêche parfois de dormir ; elle traite avec Dieu des problèmes qui accablent les autres, priant indifféremment pour tous, les personnalités importantes aussi bien que les simples et humbles personnes du peuple avec leurs difficultés quotidiennes.
L’ambiance spirituelle et humaine créée par Anne dans sa communauté d’Anvers, reflète l’esprit le plus vrai et le plus authentique de sainte Thérèse. Ainsi en témoigne le père Gratien de la Mère de Dieu, supérieur, confesseur et grand ami de sainte Thérèse. À l’arrivée de la Bienheureuse, la Flandre est encore sous la trêve de 12 ans qui prendra fin en 1621. La mort d’Albert d’Autriche, survenue le 13 juillet 1621 aggrave la situation. La souveraineté des Pays-Bas revient à la couronne d’Espagne et l’Infante Isabelle Claire Eugénie en est la gouvernante. Avec la fin de la trêve les hostilités recommencent et la guerre s’étend. La Bienheureuse traduit bien la situation quand elle écrit à sa cousine et amie, Francisca de Jésus, le 24 mars 1621 : « Nous sommes toutes en bonne santé, mais plongées dans la guerre avec les Hollandais qui nous causent bien des ennuis. Maintenant les trêves se terminent et tout ce pays est en armes. » L’Infante consulte Anne sur la possibilité de faire une nouvelle trêve. Anne désire la résistance tenace pour défendre l’Église contre les mensonges. Mais un jour elle s’entend dire de la part du Seigneur : « Je préfère la paix plutôt que les trêves. »
La guerre affecte de très près la communauté d’Anne. Elle survit à deux prises d’assaut successives, celle du château d’Anvers et celle de la ville ; le siège de Berg op Zoom a lieu du 2 et 3 décembre 1622 ; et deux ans plus tard, la ville d’Anvers subit une attaque surprise, dans la nuit du 13 au 14 octobre 1624 pendant le siège de Breda. Pendant la nuit, la prieure réunit ses soeurs pour prier et voici qu’une tempête vient à nouveau déjouer les plans de Maurice de Nassau. Tous sont convaincus avec l’Infante Isabelle et les soldats en tête, que cette deuxième libération est due aux prières d’Anne de Saint Barthélemy. Isabelle Claire Eugénie informe le Roi de cet événement important et fait allusion à l’aide apportée par Anne de Saint Barthélemy. Après le siège, lorsque l’Infante se rend à Breda, elle vient par deux fois rendre visite à la mère Anne, la première fois le 11 juin et puis à son retour, le 10 juillet 1625. Les deux dernières années de sa vie, la Bienheureuse souffre de plusieurs maladies, son corps est à bout. Le 7 février 1626, elle reçoit en vision, la visite de la Très Sainte Trinité. Cette expérience est racontée au dernier paragraphe de l’autobiographie d’Anvers. Elle a lieu exactement quatre mois avant sa mort.
L’Infante lui envoie depuis Bruxelles le docteur Paz et d’autres médecins pour l’assister personnellement ; Isabelle Claire Eugénie et sa suite sont préoccupées à son sujet. Quelques dames de la Cour viennent aussi lui rendre visite et quand elle se rend compte de cet excès d’égards, elle est confuse et dit à Dieu : « Comment, Seigneur, pouvez-vous supporter qu’une pauvre carmélite fasse un tel bruit ? Non, Seigneur, ne permettez pas cela, mais emmenez-moi sans bruit ni tapage. » Et elle continue : « Une pauvre carmélite ne devrait pas faire autant de bruit à sa mort. » Elle demande à Dieu de l’emmener sans que personne ne le sache. Et effectivement, quelques jours plus tard, son désir est exaucé ; sa mort prend au dépourvu ses amis et les grands de la Cour. Elle a lieu le 7 juin 1626, dimanche de la Très Sainte Trinité, vers deux heures de l’après-midi. Anne a 76 ans, huit mois et sept jours. La nouvelle attire aussitôt une foule de gens au couvent. Son corps est exposé dans le chœur ; les gens viennent pour emporter un souvenir ; ils apportent vingt mille chapelets et images pour qu’ils touchent le corps de la vénérable défunte.
On l’enterre le mardi en présence de l’évêque d’Anvers et des magistrats de la ville, pendant que le père Bartholomé de los Rios, augustin, prédicateur de l’Infante, prononce l’oraison funèbre. Huit jours plus tard, à Bruxelles, l’Infant organise une célébration spéciale en présence de toute la Cour. Le 13 juin, le nonce de Bruxelles, Giovanni-Francesco di Bagno, annonce la nouvelle au nonce de Paris, Monseigneur Spada en ces termes : « la mère Anne de Saint Barthélémy, carmélite, est morte en odeur de sainteté à Anvers. Elle vécut longtemps avec sainte Thérèse. » Anne de Saint Barthélemy est béatifiée le 6 mai 1917 par le pape Benoît XV.
II. Quelques caractéristiques
1) Vie et message, doctrine
Vie et message vont de pair. Anne vit ce qu’elle enseigne et enseigne ce qu’elle vit. Le milieu spirituel et religieux de sa famille ainsi que les grâces de sa jeunesse avec ses expériences du Christ, sont le point de départ pour son développement ultérieur au Carmel, pour sa vie en compagnie de la mère Thérèse, et pour sa fonction de maîtresse des novices et de fondatrice ensuite. Le Christ Jésus est au centre de sa vie et de sa doctrine : sa présence vivante remplit ses occupations quotidiennes, sa parole et sa vie exemplaire ; tout est vécu par elle avec une extrême simplicité et intensité. Sa vie et sa spiritualité peuvent se résumer en ces trois idéaux réalisés par elle :
1) Vivre avec le Christ et pour le Christ. Dans son désir et dans son labeur quotidien elle voulait vivre la présence du Christ. Lui, la regardait et ce regard était amour. Elle était amoureuse de la présence divine.
2) Vivre pour l’Église et les âmes. Elle faisait sien le désir de Jésus : le salut des hommes. Et le Christ s’unissait à elle d’une telle façon, qu’elle se consumait à désirer la gloire de Dieu et la croissance de l’Église. Le Seigneur lui donnait un tel zèle que parfois elle ne pouvait trouver le repos. Pendant les guerres politiques et religieuses des Pays-Bas et de l’Allemagne, Anne faisait siennes les préoccupations de l’Église, elle demandait pardon pour les pécheurs, en même temps qu’elle éprouvait pour eux une grande compassion, et elle s’exclamait : « Seigneur, donnez-vous à connaître à tous, parce qu’ils vous aiment. » Ainsi elle nous parle de la mort du Christ sur la croix pour le salut des âmes : c’est précisément sur la croix que le Christ a donné son baiser à l’Église, son épouse, c’est couché sur le bois de la croix qu’il s’est uni à l’Église en célébrant pour les âmes ses noces de sang ; c’est là une doctrine très importante dans la spiritualité mystique et ecclésiale du carmel thérésien.
3) Vivre pour la défense du charisme thérésien et dans le don total au service des autres. Cet aspect de service confère à Anne une actualité attirante. Sa vie fut un service continu à la communauté, dans un don total. Servir et donner de la joie fut sa vocation dès l’origine. Elle était ainsi une religieuse utile et sympathique, d’autant plus qu’elle faisait tout avec grande simplicité et naturel : il était donc bien compréhensible que les religieuses et prieures des différents couvents veuillent l’avoir avec elles. La préoccupation constante de sa vie fut la présence divine et par voie de conséquence la familiarité intime avec Dieu. Sa vie mystique fut tellement riche et débordante qu’elle nous offre des aspects inattendus. À travers la narration de ses expériences mystiques, son message apparaît clairement : Dieu se donne à l’homme gratuitement.