Précisons tout d’abord ce que l’on peut entendre par spiritualité, en christianisme : c’est une attention particulière portée à un aspect du mystère du Christ révélé dans l’Évangile, une grâce de sensibilité à une facette lumineuse de ce mystère qui est d’une richesse insondable. En une formule brève, on dira par exemple que la spiritualité franciscaine est placée sous le signe de la pauvreté évangélique ; si tout disciple de Jésus est appelé à suivre le Christ pauvre, selon sa vocation propre, la spiritualité franciscaine se développe autour de cette note évangélique. Le bénéfice de la brièveté ne doit pas pour autant cacher qu’une spiritualité appartient au domaine de la vie dans l’Esprit qui ne se laisse pas réduire à une formule suggestive.
La croissance de cette vie se manifeste au Carmel, comme en d’autres spiritualités, par un désir qui s’éveille doucement comme la fleur caressée par le soleil ou qui envahit soudainement comme la flamme jaillissante. Ce désir lance sur un chemin qui ouvre sur de grands horizons, sans que l’on sache où il mène précisément. La marche y a goût de vie, tout en étant handicapée par une sérieuse difficulté à y persévérer résolument. Elle connaît des avancées et des reculs et fait expérimenter la tension entre de grandes aspirations et la médiocrité de notre comportement concret, la douloureuse incohérence entre une soif persistante et des actes qui paraissent nous éloigner de la source désirée. Paradoxalement toutefois, cette disharmonie n’empêche pas la permanence d’une paix secrète au milieu des turbulences de la vie quotidienne, une paix que l’homme ne peut pas se donner.
Multiples sont les nuances de ce voyage intérieur, aussi varié que les personnes, car chacun a ses zones d’ombre et de lumière et unique est l’histoire de sa relation à Dieu. Celui qui participe à l’esprit du Carmel ne peut pourtant pas oublier ce qu’il a un jour pressenti, cette orientation de tout l’être vers Celui qui est le chemin, la vérité et la vie, et souvent, cette présence de Dieu en soi, aussi certaine qu’insaisissable.
Mais comment préciser les traits de cette aventure menée au Carmel ? La réponse ne peut être esquissée qu’en regardant les grands témoins de cette famille spirituelle. Par delà les différences de leur itinéraire, de leur tempérament et de leur engagement dans l’histoire de l’humanité, ils témoignent d’une manière propre de se situer par rapport au Christ, à l’Église et au monde. On peut y reconnaître trois caractéristiques.
1. Première caractéristique
La première caractéristique est faite de l’union de deux traits qui apparaissent en gros plan chez le prophète Élie, le premier à symboliser la vocation du Carmel.
« Il est vivant le Dieu devant qui je me tiens (à son service)." (1 Rois 17,1) Tels sont les premiers mots d’Élie dans la Bible. Ils sont d’abord une proclamation de foi : Dieu est vivant, le Vivant par excellence et il n’y a de vie qu’en relation avec lui. Ils expriment aussi l’essentiel de ce que recherche le prophète : vivre avec Dieu, en se tenant en sa présence, dans une disponibilité permanente à le servir. La spiritualité du Carmel est celle d’une vie en présence et au service de Dieu, dans la foi et l’amour.
Cette relation à Dieu n’est pas seulement une relation avec quelqu’un auquel on pense, auquel on se réfère et pour lequel on agit. Elle aspire de plus en plus à devenir une vie avec Dieu, une union vitale et intime avec lui, reconnu à la fois comme l’unique Seigneur et le véritable Ami. C’est lui, Dieu lui-même, qui est de plus en plus cherché en premier :
« Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube, mon âme a soif de toi.(…) Ton amour vaut mieux que la vie (…) Dans la nuit, je me souviens de toi …Mon âme s’attache à toi… ». (Ps 62)
Les saints du Carmel témoignent du goût de Dieu…
Ce désir de Dieu s’authentifie dans des actes : la personne choisit de prendre du temps, au détriment d’autres occupations, afin de vivre, dans le concret, de manière gratuite, cette union avec Dieu dans la foi. Car tout amour est préférence ; il privilégie certaines valeurs et trouve sa vérité en agissant en conséquence. L’esprit du Carmel se traduit dans ces temps de présence silencieuse auprès du Seigneur. On les appelle oraison.
Ce comportement est le premier service à rendre à Dieu, car il proclame par lui-même, sans paroles, que le Seigneur est bien le Dieu vivant et vrai et la seule source de la Vie. Ainsi est-il juste de « perdre du temps » auprès de lui, par amour de lui, dans la prière. Cette « perte de temps » n’en est pas moins une coopération à l’œuvre de Dieu en ce monde, car elle est accueil secret de son Esprit.
Toute action extérieure accomplie pour « servir Dieu », se situe dans le prolongement de ce service initial qui est engagement de foi et d’amour. Aux yeux du Carmel, ce prolongement du service par l’action est symbolisé par un autre mot d’ordre du prophète Élie, prononcé lors de sa rencontre avec le Seigneur, au Mont Horeb : « Je suis dévoré d’ardeur pour le Seigneur » (pour les affaires du Seigneur) (1 Rois 19, 10). Élie est toujours prêt à s’engager dans une mission reçue du Seigneur, que ce soit pour défendre les droits des petits, comme il le fit pour la vigne de Nabot, ou pour témoigner du Dieu vivant et vrai, serait-ce au péril de sa vie. Le prophète symbolise une intense présence à Dieu et aux hommes, inséparablement. Car la présence au Dieu, Père, Créateur et Seigneur de l’univers, est inséparable d’une présence à tous les hommes, ses créatures bien-aimées.
Telle est la première caractéristique de la spiritualité du Carmel. Elle intègre, dans une unité concrète, deux dimensions apparemment antinomiques : une vie de recherche d’union intime avec le Seigneur de la vie et une vie d’engagement concret pour les affaires de ce même Seigneur, sous une forme ou sous une autre. Cette double dimension se retrouve, concrétisée différemment, chez sainte Thérèse d’Avila, la re-fondatrice du Carmel, au XVIe siècle. La sainte appelle à prendre l’habitude de vivre avec le Seigneur comme avec un ami.
« Croyez-moi, autant que vous le pourrez, ne vous écartez jamais d’un si bon ami. Si vous prenez l’habitude de l’attirer auprès de vous, s’il voit que vous l’appelez avec amour, (…), vous n’arriverez pas, comme on dit, à vous en débarrasser, jamais il ne vous manquera, il vous aidera dans tout votre travail, il sera partout avec vous. Pensez-vous que ce soit peu de chose qu’un tel ami à nos cotés ? » (Chemin de Perfection, chapitre 26, 1.)
La même Thérèse est aussi la femme qui passe les quinze dernières années de sa vie à fonder des communautés de sœurs, intervenant auprès du roi, des princes, des évêques et des responsables de la vie civile, afin d’accomplir l’œuvre reçue du Seigneur, ces fondations qui sont réalisées le plus souvent dans des conditions« impossibles »…
Tel est le paradoxe d’une vie d’intimité contemplative avec le Seigneur et d’une vie qui coopère activement au bien de l’Église et de l’humanité, serait-ce par le don quotidien de la prière et du renoncement par amour de Dieu et des hommes. C’est ce qu’a accompli, dans l’incognito, une sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Celle que l’on appelle « la petite » Thérèse n’est jamais sortie de son Carmel. Si elle a été nommée patronne des missions, aux cotés de saint François Xavier, l’évangélisateur de Goa et du Japon, mort aux portes de la Chine, c’est qu’elle a réellement coopéré à l’annonce de l’Évangile, différemment, mais autant que « le grand » missionnaire.
2. Deuxième caractéristique
Mais il faut aller plus loin ou plus précis… Et voici la deuxième caractéristique.
Toute vie chrétienne profonde se traduit par une relation vivante au Seigneur. Chez la plupart des saints et des bienheureux du Carmel, on remarque que cette relation a une note d’intériorité particulière. Pour Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Élisabeth de la Trinité… , le Seigneur avec lequel et en présence duquel ils vivent, est d’abord présent en eux, selon les affirmations de la Parole de Dieu. C’est pourquoi ils interpellent, comme le fait Jean de la Croix. (Cantique Spirituel B, Str. 1, 7).
« Ô âme, la plus belle entre les créatures, toi qui désires si ardemment savoir où se trouve ton Bien-Aimé, afin de le chercher et de t’unir à lui, voici qu’on te le dit : tu es toi-même la demeure où il habite, la retraite où il se cache. Quelle joie, quelle consolation pour toi ! Ton trésor, l’objet de ton espérance, est si proche de toi qu’il est en toi-même, ou pour mieux dire, tu ne saurais exister sans lui. Écoute : "Voici que le royaume de Dieu est au dedans de vous" (Lc 17, 21). Et l’apôtre Paul nous dit de son côté : "Vous êtes le temple de Dieu" (2 Co 6, 16) ».
Pourquoi donc vas-tu chercher le Seigneur si loin alors qu’il s’est fait si proche toi ? Pourquoi lui parles-tu comme à quelqu’un d’extérieur à toi, - ce qu’Il est certes – en méconnaissant qu’il est aussi présent en toi ? Comment peux-tu reconnaître vraiment que le Seigneur est dans le prochain que tu sers, si tu ne reconnais pas qu’il est d’abord en toi, plus intime à toi-même que toi-même ? … Où demeures-tu ? Dans tes pensées, tes affects, tes projets, tes inquiétudes, tes espoirs… alors que le Seigneur demeure en toi… et t’y attend aussi. « Demeurez en moi comme moi en vous » (Jn 15, 4).
La dignité inouïe de l’homme est ici saisie à partir de l’œuvre de miséricorde du Seigneur. C’est lui qui a choisi, dans une audacieuse folie, de venir faire sa demeure en l’homme. Le Carmel ne se contente pas de « connaître » cette vérité, ni de l’affirmer. Dans la grâce du baptême, il se reconnaît appelé à en faire l’expérience. L’Esprit Saint est ici son Maître intérieur et les saints du Carmel, à la suite du Christ, sont ses compagnons et ses guides. Ils ont eux-mêmes vécu cette aventure, dans la foi, à la lumière de la Parole de Dieu, et dans la joie de constater que l’engagement sur ce chemin change le regard et la vie, ils invitent à s’y aventurer.
Peu à peu, avec les années, ou les décennies, tout le créé se révèle tel qu’il est : il ne prend sa vraie valeur que dans sa relation à Dieu et à son projet de vie pour l’humanité. Les plus petites créatures apparaissent revêtues de la beauté du Créateur et les plus humbles occupations prennent une valeur quasi infinie dès lors qu’elles sont faites par amour, en union à la volonté de Dieu et pour le bien des hommes. Par contre, en dehors de cette relation vitale, tout apparaît de plus en plus fade et pâle…
« Les vues de Dieu ne sont pas comme les vues de l’homme, car l’homme regarde à l’apparence, mais le Seigneur regarde au cœur » (1 Samuel 16, 7).
Ce qui est petit, et parfois minable au regard humain, peut être grand aux yeux de Dieu. La spiritualité du Carmel, marquée par l’intériorité de l’Esprit Saint, est aussi placée sous le signe du « caché ».
« Je te bénis Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux habiles et de l’avoir révélé aux petits » (Mt 11, 25).
3. Troisième caractéristique
C’est à partir de cette union intime à Dieu, dans la foi, que se développe de plus en plus un agir dont la source est à la fois la liberté humaine et Celui qui nous anime. Peu à peu, les mots de saint Paul trouvent une résonance profonde : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20), alors qu’une autre parole de l’Apôtre traduit une expérience intérieure, déconcertante, apparemment contradictoire avec la précédente : « Je ne comprends rien à ce que je fais : ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais (…) Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais. » (Ro 7, 15).
Dieu, écouté, contemplé dans l’Écriture et dans les événements, et servi dans le quotidien, est à l’œuvre dans sa créature, qui est pourtant encore pleine de défauts, parfois criants.
Et il agit en elle, et par elle, au delà ce qu’elle aurait pu imaginer. « Ce n’est plus moi, c’est Lui… ».
Troisième caractéristique : cet agir branché sur le Christ, tête d’un Corps dont nous sommes les membres, a un accent d’universalité, de catholicité aux dimensions de l’Église universelle. Sainte Thérèse d’Avila fonde des communautés d’abord pour répondre aux grands malheurs de l’Église du temps, à savoir le schisme de la réforme protestante. Elle se reconnaît appelée de nouveau à ce travail, quand elle apprend qu’il y a des millions « d’indiens » (indigènes d’Amérique du Sud) qui ne connaissent pas le Christ. Sa vie de carmélite se déploie ainsi dans une relation vitale et constante avec l’Église universelle et l’humanité.
En profondeur, il en est de même pour Thérèse de l’Enfant-Jésus, la petite carmélite de Lisieux. Dans les limites du cloître de son couvent, son engagement est "universel", selon une vocation qui lui a été révélée en lettres de feu :
« Oui j’ai trouvé ma place dans l’Église et cette place, ô mon Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée… dans le cœur de l’Église, ma Mère, je serai l’Amour. » (Manuscrit B, 3 v°)
Comment pourrait-il en être autrement ? Le Carmel se situe « au cœur », dans le Christ que nous rejoignons dans notre propre cœur. Ainsi placé, son regard ne peut que porter très loin, car plus on est au centre, plus on est en relation avec l’ensemble.
Et comment l’esprit vivant du Carmel, son charisme, ne susciterait-il pas responsabilité et solidarité ? Cette union vivante au Christ est une union à Celui qui s’est fait solidaire de tous les hommes jusqu’à donner sa vie pour eux tous.
Mais quel est donc l’aspect du mystère du Christ auquel le Carmel est particulièrement sensible ? Quels sont les textes d’Évangile qui inspirent ses choix ?
« Des foules accouraient pour entendre Jésus et se faire guérir de leur maladie. Mais lui se retirait dans les solitudes et priait » (Lc 5, 15-16). Jésus s’arrête régulièrement de guérir les malades qu’il peut guérir et d’annoncer la Bonne Nouvelle qu’il annonce dans la force de l’Esprit pour se retirer dans la solitude et prier, sachant que là s’opère une œuvre aussi grande que celle qu’il accomplit dans ses autres activités. Le Carmel aime à suivre Jésus dans cette prière. Et encore : « À Gethsémani, Jésus prit avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée. (…) Il leur dit : "Mon âme est triste à en mourir. Demeurez ici et veillez avec moi…Il revient vers ses disciples et les trouve en train de dormir." » (cf. Mt 26, 38.40). Le Carmel aime à répondre à l’appel de Jésus : « Veillez et priez ». Ce n’est pas tout…
Tous les saints du Carmel sont imbibés de la Parole de Dieu, lue, méditée, savourée, ruminée, digérée. Ils aiment à regarder Marie, mère de Jésus, qui, elle-aussi, symbolise la vocation du Carmel. Auprès de Jésus, Marie gardait tous ces souvenirs et les méditait dans son cœur. (Lc 2, 19). Auprès de Marie, le Carmel apprend à vivre en compagnie de Jésus, à le regarder, à se laisser habiter par la Parole, à prier et à aimer au cœur de l’Église.
Mystérieux Carmel qui n’a pas de compétence particulière et qui s’avère souvent bien fragile. Dans le Christ, il rejoint néanmoins chaque homme et chaque situation humaine, au niveau le plus profond, là où le Christ lui-même le rejoint.