L’intérieur et l’extérieur
Ce qui nous empêche d’être heureux, et d’être totalement donnés, c’est que nous vivons dans le mensonge. Non pas le mensonge banal et infantile de celui qui se disculpe à bon marché, mais le mensonge profond, le porte-à-faux d’un homme, d’une femme dans sa propre existence. C’est ce mensonge-là que le Christ Jésus veut chasser de notre vie, en opposant avec insistance l’extérieur et l’intérieur de l’homme.
L’extérieur, c’est la zone du paraître, c’est tout ce qu’il y a en nous de conventionnel et de superficiel, ce sont tous nos masques, et spécialement notre masque préféré, cette image idéale de nous-mêmes que nous poursuivons plus ou moins consciemment, que nous projetons sur tout ce que nous faisons ou disons.
L’intérieur, c’est la zone du vrai et de l’authentique, c’est ce que nous sommes devant Dieu, lorsque nous lui donnons droit de regard sur nous-mêmes, lorsque « nous accueillons humblement la parole semée en nous et qui est capable de nous sauver » (Jc). C’est le lieu des choix décisifs, de la fidélité quotidienne.
Mais c’est aussi en cet intérieur de nous-mêmes que bouillonnent l’agressivité et la rancœur, que se glissent le mépris et l’égoïsme, que naît le désir d’utiliser les autres à notre profit. « Ce qui sort du cœur, dit Jésus, voilà ce qui rend l’homme impur ». Car c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent la méchanceté, l’envie, l’orgueil et la démesure.
Ce porte-à-faux que Jésus nous reproche, nous le connaissons bien, il fait même le fond de notre souffrance quotidienne, dès que nous essayons loyalement de quitter le niveau de la banalité, de décaper les vernis de notre cœur, pour coïncider, en nous-mêmes, avec le projet de Dieu.
Nous connaissons ce divorce intime entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’être et le paraître, entre l’homme que nous voulons être et l’homme que nous laissons vivre en nous. Et la vie de tous les jours nous fait prendre douloureusement conscience des décalages, des lézardes, des déchirures de notre véritable personne.
C’est, par exemple, la souffrance d’un homme envahi par les soucis du métier et qui ne parvient plus à retrouver des réflexes d’époux et de père.
C’est la souffrance des fiancés, qui doivent traverser, pour se rejoindre en vérité, toute une épaisseur d’habitudes égoïstes, d’attachement au passé ou de réflexes captatifs.
C’est la souffrance d’une épouse, qui se sent aimée dans ce qu’elle offre de plus extérieur, et délaissée dans ce qui fait sa vie profonde et sa véritable richesse.
C’est la souffrance des adolescents qui se sentent contraints de durcir leur personnage pour être enfin reconnus comme êtres humains à part entière.
C’est la peine lancinante de ceux et de celles qui vivent en communauté et qui n’arrivent à mettre en commun que les franges de leur vie, sans pouvoir partager en vérité les grandes convictions, les grands desseins ni les expériences les plus évangéliques.
Même notre démarche vers Dieu est marquée de cette ambiguïté, voire : de ce mensonge ; et c’est là surtout que le Christ aujourd’hui nous interpelle : « Ce peuple m’honore en paroles, mais son cœur est loin de moi. Il est inutile, le culte qu’ils me rendent ! » Ce peuple, c’est nous, rassemblés aujourd’hui encore pour le culte du seigneur. Nous le chantons ensemble, nous le louons, nous le remercions ; mais notre cœur n’est-il pas déjà loin du Seigneur, loin des grandes urgences du royaume ?
Appelant la foule, Jésus disait : « Ecoutez-moi bien tous, et comprenez : tout le mauvais vient du dedans ». Il ne suffit pas, pour nous, gens du Christ, de saupoudrer notre existence de quelques moments de prière, comme les Pharisiens s’aspergeaient d’eau en revenant de la place publique. Ce qui intéresse Dieu, c’est le dedans, le cœur ; le partenaire de Dieu, c’est « l’homme caché du cœur » (Pierre). Dieu ne se contente pas des restes, il veut tout l’homme, pour sauver tout l’homme et mener l’homme à la gloire ; il veut surtout en nous ce creux le plus secret d’où partent toute compréhension, tout amour, tout choix et toute décision,
Car il n’y a pas de vérité totale, tant que l’homme n’est pas à l’écoute du Dieu vivant et vrai ; il n’y a pas d’amour vrai, tant que cet amour n’est pas noué en Dieu lui-même ; il n’y a pas pour nous de vie authentiquement libre, tant que nous ne laissons pas à Dieu les mains libres pour agir et conduire notre destin.
Rappelons-nous ce que dit le vieux sage de l’Imitation de Jésus Christ :« Tu n’es pas meilleur quand tu es loué, tu n’es pas pire quand tu es blâmé. Tu es ce que tu es »Deo teste« (Dieu étant témoin) ».
« Si le Fils nous libère, nous serons vraiment libres ». Lui seul peut réconcilier en nous l’être et le paraître, lui seul est capable de nous ôter nos masques sans nous laisser découragés, lui seul peut nous guérir de l’illusion et faire de nous des créatures nouvelles enfin capables d’aimer ; mais cette route vers la liberté - ne nous leurrons pas - c’est le sentier étroit des Béatitudes.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.