La demande des fils de Zébédée et la réaction des disciples sont l’occasion pour Jésus de préciser les conditions d’accomplissement de notre vocation chrétienne. Pour parvenir à partager la gloire du Christ, il faut aussi le suivre sur le chemin du serviteur souffrant. Notons cependant que si Jésus valorise la position du serviteur, il ne s’est pas opposé à l’ambition de Jean et de Jacques. Certes, Jésus leur rétorque en premier lieu qu’ils ne savent pas ce qu’ils demandent, mais il ne récuse pas le souhait des deux frères.
En effet, que connaissent les deux disciples du partage de la gloire céleste et du placement au côté du Christ ? À y songer, il y a une certaine naïveté dans la demande des fils de Zébédée. Cependant, la réponse de Jésus laisse entendre que la demande n’était pas totalement absurde. Il y a bien, semble-t’il, des hommes qui siègeront à la droite et la gauche du Christ en gloire, mais c’est le Père qui attribuera les places.
La perspective de siéger au côté du Christ est-elle une élucubration mégalomaniaque ou une espérance chrétienne estimable ? Le partage de la gloire divine, comme expression du salut, n’est pas absent de la révélation du Nouveau Testament. Jean dans l’apocalypse nous rapporte sa vision de 24 vieillards qui entourent le trône du Vivant. « J’eus ensuite une vision. (…) Voici, un trône était dressé dans le ciel, et, siégeant sur le trône, Quelqu’un… Celui qui siège est comme une vision de jaspe et de cornaline ; un arc-en-ciel autour du trône est comme une vision d’émeraude. 24 sièges entourent le trône, sur lesquels sont assis 24 Vieillards vêtus de blanc, avec des couronnes d’or sur leurs têtes. » (Ap 4, 1…4) St Paul, de son côté, nous rappelle dans la première épître aux Corinthiens que les chrétiens jugeront le monde et même les anges. Et l’apôtre précise, notamment dans la seconde épître aux mêmes Corinthiens, que nous participons à l’être et à la gloire du Christ. « Nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, comme de par le Seigneur, qui est Esprit. » (2Co 3,18)
Ainsi la demande de Jacques et de Jean n’est pas en soi ridicule, vouloir participer à la gloire du Christ est un désir légitime pour tout chrétien. C’est même l’accomplissement de notre vocation de fils adoptifs. La foi ne serait pas un acte totalement désintéressé, il y a même un grand avantage à croire. D’ailleurs de son côté, et à plusieurs reprises, il encourage ceux qui le suivent en leur promettant des biens dont ils hériteront par leur fidélité. Ainsi, ceux qui auront su quitter un bien estimable pour le Christ et l’Évangile, en recevront le centuple. « En vérité, je vous le dis, nul n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Évangile, qui ne reçoive le centuple dès maintenant, au temps présent, en maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. » (Marc 10,29-31) Savoir exprimer ses attentes quant aux biens promis n’est pas une faute, car la récompense promise sera exaucée. Ainsi Saint Paul prie pour les chrétiens d’Ephèse : « Daigne le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père de la gloire, vous donner un esprit de sagesse et de révélation, qui vous le fasse vraiment connaître ! Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir quelle espérance vous ouvre son appel, quels trésors de gloire renferme son héritage parmi les saints, et quelle extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force, qu’il a déployée en la personne du Christ, le ressuscitant d’entre les morts et le faisant siéger à sa droite, dans les cieux » (Ep. 1,17-20)
Ainsi le Père attribuera la place qui revient à chacun. Certains d’entre nous iront siéger au plus près de Dieu. Le Fils ne peut devancer le jugement du Père, mais il nous indique la manière d’obtenir ce bien inestimable : franchir la porte étroite de sa Pâque en ayant notamment une attitude de service envers tous nos frères. Pour suivre le Christ dans sa gloire, il nous faut aussi le suivre dans l’abaissement qu’il vécut au milieu de ses disciples. C’est la condition du disciple que de ne pas être au-dessus de son maître. Jésus peut nous assurer que nous recevrons de grands biens dans la mesure où nous suivons son chemin. C’est cette invitation à imiter le Christ que Paul nous adresse quand il nous dit dans l’épître aux Philippiens : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus : Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave. » (Ph 2, 5-7)
Cependant le chemin de la Passion et l’attitude de service en tout et pour tous ne peuvent être détachés des promesses de vie et de biens qui se reçoivent dès cette terre. On ne peut dissocier l’appel à boire la coupe que le Christ a bu, et l’appel à demeurer le serviteur de tous, sans avoir en même temps une vive conscience du profit que nous en recevons. Répondre à l’invitation à suivre Jésus, ce n’est pas d’abord se résigner à la croix que nous devons porter, ni supporter notre tâche de service sans contre partie. Si Paul peut écrire « A tout moment, nous subissons l’épreuve, mais nous ne sommes pas écrasés ; nous sommes désorientés, mais non pas désemparés ; nous sommes pourchassés, mais non pas abandonnés ; terrassés, mais non pas anéantis. » (2Co 4, 8-9), s’il peut dire cela, c’est qu’il a en lui une force qui le fait tenir au-delà des épreuves. S’il en était autrement, la vie chrétienne serait réservée à des super héros stoïques, alors qu’elle est, avant tout, la manifestation de la puissance de l’Esprit Saint en nous.
Être un saint, suivre le Christ ce n’est pas porter sa croix et servir avec la seule satisfaction du devoir accompli. D’ailleurs, juste après sa remarque sur son combat intérieur, St Paul ajoute : « Partout et toujours, nous subissons dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus, elle aussi, soit manifestée dans notre corps. » (2Co 4, 10) Voilà son secret, la vie de Jésus en Lui, et Paul écrira ailleurs « je suis crucifié avec le Christ ; et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi ». (Ga 2, 20) Sans cette vie du Christ en nous, qui est la cause de notre joie et la garantie des biens à venir, nous ne pourrions qu’être écrasés par le poids de la croix et l’ampleur du service. Jésus invite Jacques et Jean à boire SA coupe, et à être baptisé de SON baptême, et à le suivre dans SON attitude de serviteur. Ainsi, le Seigneur invite à une dépendance spirituelle sans laquelle nos épreuves et notre labeur seraient dénués de sens.
Nous ne sommes pas livrés à nous-mêmes dans notre cheminement, c’est parce que nous vivons notre condition humaine dans la foi au Fils de Dieu que nous supportons positivement certaines épreuves C’est la présence et la force de l’Esprit Saint, cet Esprit du Christ qui constitue dès aujourd’hui les arrhes des biens à venir, c’est cet Esprit qui nous fait tenir debout et qui nous relève quand il le faut. L’enseignement de Jésus, qui nous rappelle les conditions de notre participation au Royaume de Dieu, ne saurait être compris comme une exhortation à une pure abnégation. L’abnégation évangélique est incontournable, mais c’est parce qu’elle est soutenue par le don de l’Esprit qu’elle n’est pas mortifère. Avec St Paul nous pouvons dire que nous estimons qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire que Dieu va bientôt révéler en nous. Car, avec toute la création, nous avons l’espérance de connaitre la gloire et la liberté des enfants de Dieu (Rm 8, 18.21).
Ainsi, l’attitude juste, lorsque nous nous sentons écrasés par les conditions de notre existence, ne serait-elle pas de nous renouveler intérieurement dans l’espérance et la certitude des dons qui nous sont faits. Et le don primordial qui nous a été fait est cette présence au plus intime de notre cœur de la vie trinitaire qui se manifestera pleinement dans la gloire du Royaume à venir. Vivre notre existence humaine et chrétienne dans la dépendance de Jésus–Christ, comme nous dit la règle du Camel, est la condition de notre force et de notre joie dans le service et les difficultés de nos vies. AMEN.