Peut-on parler de la pauvreté comme d’une vertu dans un monde et un temps où l’une des premières tâches qui s’imposent est de lutter contre toute forme de pauvreté ? Cette pauvreté engendre, trop souvent, le délabrement psychique et la misère morale, car un minimum de bien-être est nécessaire à la vertu, comme l’a si bien dit saint Thomas d’Aquin.
Les laïcs du Carmel ne font pas vœu de pauvreté, car les Communautés Carmélitaines séculières sont ouvertes à tout chrétien sans distinction. Or les situations familiales, sociales, professionnelles peuvent exiger une certaine aisance. Et le devoir de solidarité ne semble pouvoir s’exercer que si l’on a quelque bien à partager. Il n’en reste pas moins qu’il est recommandé à ces laïcs une attention particulière à la « béatitude de pauvreté ». Quelle pauvreté alors ? Et comment être pauvre selon l’Evangile ?
Le Royaume des Cieux est aux pauvres de cœur (ou pauvres en esprit) [1], selon saint Matthieu. Le Royaume de Dieu est aux pauvres tout court [2], selon saint Luc. Une certaine pauvreté extérieure va de pair avec la pauvreté intérieure. Sainte Thérèse d’Avila dit et répète : Il n’est pas question de faire les pauvres extérieurement sans l’être en esprit, ni de nous dire très pauvres en esprit, alors qu’à la plus petite mise à l’épreuve, toute pauvreté en esprit s’évanouit [3]. Pourquoi cette insistance sur la pauvreté ? C’est, nous dit saint Jean de la Croix, qu’elle seule permet de garder son cœur libre pour Dieu [4].
Être pauvre de cœur, c’est d’abord prendre conscience de ses propres richesses et d’en rendre grâce ; c’est simultanément savoir que l’on est seulement « gérant » de ces biens mis à notre disposition. Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? [5] Être pauvre de cœur, c’est apprendre que ces biens nous sont confiés « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Il nous revient de faire fructifier les talents reçus [6] pour les mettre au service de Dieu et des autres. Ils sont faits pour être partagés. Être pauvre selon l’Evangile, c’est, en toute simplicité et humilité, donner de son cœur, de son argent à qui et là où le Seigneur nous le demande, et non à qui et où cela nous plaît.
Être pauvre de cœur, c’est, après avoir accompli ce devoir de justice, se reconnaître comme serviteur inutile [7].
A l’exemple du Christ, choisir la pauvreté, comme le demande les Constitutions [8], c’est dans l’ordre matériel ne pas se crisper sur ce que l’on croit être légitimement sien ; c’est modérer son appétit, ce désir obsédant d’acquérir, de posséder toujours plus ; c’est avoir des goûts simples. C’est surtout, dans tous le domaines, s’exercer au détachement comme Jésus l’a vécu lui-même [9]. Ainsi sainte Thérèse d’Avila raille-t-elle, par exemple, ces âmes pieuses qui s’encapuchonnent pour jouir des richesses spirituelles qu’elles ont pu trouver dans l’oraison : quand un devoir de charité s’impose, il faut renoncer, sur le moment, à la douceur de l’entretien intime avec le Seigneur, pour donner à l’autre le verre d’eau de la considération et de l’assistance. Alors, dans ce frère, nous trouvons le Seigneur qui s’identifie à lui [10].
Être pauvre de cœur, c’est reconnaître les manques de sa personne comme un avoir dont il faut se désapproprier, nous dit saint Jean de la Croix. C’est ne pas se décourager devant sa misère intérieure que le Seigneur connaît mieux que nous. La conscience de cette misère nous met sur la « petite voie » où sainte Thérèse de Lisieux nous précède : nous nous remettons alors, sans retour sur nous-mêmes, entre les bras miséricordieux de Dieu. Être pauvre de cœur, c’est ne pas gémir sur ses limites, mais croire qu’à l’intérieur de ces limites, il n’y a pas de limite à l’amour. C’est considérer ses propres faiblesses, les privations que l’on n’a pas choisies, les échecs dans sa vie, comme autant de portes, étroites certes, mais ouvertes, par où le Seigneur nous demande de passer afin de nous amener plus près de Lui.
Être pauvre de cœur, c’est donc assumer sa pauvreté comme une richesse dans le Christ.
Être pauvre de cœur, c’est accepter l’apparente pauvreté des autres, et vouloir découvrir en eux cette richesse unique qu’est l’amour que le Seigneur leur porte comme à nous-mêmes. Les laïcs du Carmel s’y exercent dans leur vie de communauté, où ils peuvent éventuellement vivre la pauvreté du petit nombre [11], cette pauvreté qui exige la vertu d’espérance.
Le Carmel ne prétend pas connaître tous les secrets de la pauvreté évangélique, intérieure et extérieure. Mais il y met un accent qui lui est propre : la nécessité d’une certaine pauvreté extérieure naît de l’exercice de la pauvreté intérieure qui, malgré les apparences, est bien plus difficile et exigeante ! On se détache assez facilement d’un bien matériel, mais on ne renonce pas aisément à une affection, une idée personnelle… sans parler de la désappropriation même des biens spirituels. Cependant il ne s’agit nullement d’une ascèse héroïque où l’orgueil risquerait fort de se mêler insidieusement. La pauvreté du cœur que nous enseigne saint Jean de la Croix nous conduit peu à peu à une « douceur spirituelle » qui nous permet de faire un juste usage des biens qui passent pour nous attacher à ceux qui demeurent. C’est peu à peu, comme la grande majorité des chrétiens, que les laïcs du Carmel apprennent à vivre la béatitude de la pauvreté. Ils savent que le Chemin de la Perfection est une route aussi longue que leur vie ici-bas, que la Montée du Carmel est une rude ascension et que l’apprentissage qui leur rend le cœur libre pour Dieu est une œuvre de patience. Ils croient, en dépit de tous les doutes, que tout est possible à Dieu [12]. Ils expérimentent le fait que l’Esprit de Jésus Christ creuse en eux la pauvreté pour leur apprendre à mieux prier [13].