Dimanche 8 novembre 2015 - 32° dimanche du Temps ordinaire
Textes liturgiques : 1 R 17, 10-16 ; Ps 145 ; He 9, 24-28 ; Mc 12, 38-44
Ce dimanche, l’Évangile met sous nos yeux deux scènes particulièrement choquantes. En ce qui concerne la première, c’est trop évident, nous n’avons pu manquer de nous en apercevoir. Il s’agit du comportement des scribes, relevé par Jésus. Alors que s’achève une série de polémiques entre Jésus et ses adversaires, au chapitre 12 de l’Évangile selon saint Marc, Jésus indique à ses auditeurs qui sont les pires de ses contradicteurs. C’est comme si Jésus voulait montrer à ses disciples le modèle parfait de l’anti-disciple. Les scribes, ce sont les lettrés, les théologiens de l’époque de Jésus. Pourquoi donc faut-il se méfier d’eux ? Non pas à cause de leur science en elle-même, évidemment. Jésus, qui est le Théologien par excellence, avec un grand « t » – c’est-à-dire celui qui nous parle de Dieu – Jésus ne discrédite bien sûr pas a priori les théologiens avec un petit « t ».
Non, c’est autre chose. Avec une certaine ironie, Jésus commence par noter combien ces scribes sont vaniteux et combien ils sont préoccupés par l’apparence : ils aiment porter des tenues qui imposent le respect, ils apprécient les distinctions, ils se réjouissent d’être mis au premier rang, à la synagogue ou dans les dîners. Simple délire narcissique ? Il y a malheureusement plus, car la seconde partie du portrait que Jésus dresse d’eux sonne comme un désaveu sans appel : « Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières ». Et ça, c’est vraiment grave. Pourquoi ?
Quelques versets plus haut, dans ce même chapitre 12 de saint Marc, Jésus a rappelé le double commandement de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. Les scribes dont il est question aujourd’hui ne respectent ni l’un ni l’autre. En effet, leur relation à Dieu est faussée, car « pour l’apparence, ils font de longues prières », c’est-à-dire que la prière n’est qu’un lieu parmi d’autres de leur mise en scène personnelle. Quant à leur relation au prochain, elle n’est pas plus brillante, puisqu’ils spolient la personne qui dans la société de l’époque de Jésus est par excellence celle qu’il faut défendre, protéger, assister : une veuve. Privée de son mari par la mort, elle est privée de tout et doit être secourue. Or, les scribes « dévorent les biens des veuves » : la connotation gloutonne signifie sans doute qu’ils profitent de leur statut religieux pour solliciter les dons des veuves. C’est tout le contraire de ce que l’Écriture enseigne, à savoir subvenir aux besoins des veuves, au Nom du Seigneur.
Que nous soyons des théologiens professionnels comme les scribes ou pas, nous sommes tous des disciples de Jésus, et l’image de l’anti-disciple qui se dessine à travers le portrait des scribes de l’Évangile devrait nous interroger personnellement aujourd’hui. La question est finalement simple : est-ce que ma vie chrétienne est cohérente ? Ce que je montre ressemble-t-il, au moins un peu, à ce que je suis ? Ce que je dis ressemble-t-il, au moins un peu, à ce que je fais ? Ce que je professe le dimanche (ou dans la liturgie quotidienne) ressemble-t-il, au moins un peu, à ce que je mets en pratique dans ma vie de tous les jours ?
Mais il y a une seconde scène choquante, l’avons-nous remarquée ? Juste après avoir appris à ses disciples à se méfier des scribes, Jésus s’assied dans le Temple et observe les personnes qui mettent de l’argent dans le tronc. Et il remarque une veuve – l’une de celles, sans doute, qui sont les proies des scribes voraces, dont Jésus vient de parler. Celle-ci est particulièrement misérable, elle n’a plus que deux petites pièces de monnaie à son actif, et elle les met dans le tronc ! Comment ne l’en a-t-on pas empêchée ? ’Les scribes vous ont déjà tout pris ! Vous n’allez quand même pas donner au Temple la misère qui vous reste’. Qu’est-ce que Jésus a bien pu en penser ? À vrai dire, il ne la donne pas en exemple. Mais il dévoile la profondeur de son geste : « Elle a pris sur son indigence : elle a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ». Son comportement n’est-il pas à l’inverse de celui des scribes ? Eux, ils brassent beaucoup d’air mais leurs œuvres ne sont que du vent. Elle, on croirait qu’elle n’a presque rien donné, alors qu’elle a tout offert.
Sans doute, dans la veuve pauvre du Temple, Jésus reconnaît la lointaine image de la veuve de Sarepta, dont nous a parlé notre première lecture. Quoique païenne, elle accepta de faire confiance à la Parole du Seigneur transmise par le prophète Élie, et de consacrer au repas du prophète le peu de farine et d’huile qui lui restait : « Une poignée de farine et un peu d’huile » qui ne suffisait que pour l’ultime repas qu’elle partagerait avec son fils. Une même confiance en Dieu anime vraisemblablement la veuve pauvre du Temple. Mais plus encore, l’offrande de la veuve pauvre du Temple ne ressemble-t-elle pas à celle que Jésus va bientôt faire de sa propre vie, sur la Croix ? Le Fils de Dieu s’est « anéanti lui-même », en « devenant semblable aux hommes ». Il est comme un pauvre, il est comme veuf des prérogatives de sa gloire divine. En mourant sur la croix, comme nous le disait la Lettre aux Hébreux, il est entré dans le sanctuaire véritable dont le Temple de Jérusalem était l’image. Il s’est « offert (…) pour enlever les péchés de la multitude », il a fait de sa vie une offrande pour notre salut. Ceux qui se moquaient de lui, au pied de la Croix, n’ont vu que deux piécettes dérisoires dans le corps lacéré de celui qui agonisait dans les plus grandes souffrances. Le regard de la foi y reconnaît l’achèvement de la remise de soi au Père et du dévouement pour les autres, offrande d’amour qui est le fond de toute la vie de Jésus, et qui seule peut nous sauver.
Aujourd’hui, frères et sœurs, entre les scribes, qui sont un peu le reflet des anti-disciples, et la veuve pauvre, qui est comme l’image anticipée de l’offrande unique de Jésus, où trouverons-nous une place pour notre propre vie de disciples ? L’éventail est large ! Sans doute le chemin de notre propre conversion au Christ est-il toujours un passage. Quitter l’attitude superficielle des scribes pour grandir dans le don effectif, de nous-mêmes à Dieu et aux autres. Quitter le souci du regard des autres : me trouve-t-on assez grand, assez beau, assez fort ? se rend-on compte de mes nombreuses compétences dans tant de domaines ? bref, réalise-t-on que, quand même, je suis quelqu’un de drôlement bien ?… toutes ces attentes risquent de nous mener à ne vivre que sous notre propre regard égocentrique. Quitter, donc, le souci du regard des autres, pour enfin vivre, comme Jésus, sous le regard du Père, lui qui sait reconnaître la valeur réelle des piécettes de nos vies. Vivre enfin sous le regard du Père : il ne suffit pas de le dire pour le vivre – les scribes aussi savaient faire de belles homélies ! Mais se rendre compte qu’on ne le vit pas assez, désirer le vivre un peu plus, sans trop se soucier des incompréhensions qui parfois nous entourent : voilà déjà un premier pas sur le chemin du Royaume. Qu’il soit le pas que nous faisons aujourd’hui !