“LA CHRISTOLOGIE DE THÉRÈSE”
Dans le Livre de la vie, Thérèse de Cepeda y Ahumada, nous livre sa propre expérience et nous donne un enseignement.
Nous allons donc regarder en premier lieu les diverses expériences qu’elle nous rapporte de sa rencontre avec le Christ Jésus et nous accueillerons ensuite ses divers conseils.
Notons que la première rédaction du Livre de la vie est réalisée à Tolède en juin 1562. Peu après, ce sera la fondation du monastère San-José d’Avila (24 août 1562). À ce moment-là, doña Teresa de Cepeda y Ahumada prendra le nom de Teresa de Jesús, Thérèse de Jésus. Ce changement de nom est significatif et dit déjà quelque chose de sa christologie, centrée sur la sainte humanité.
I / L’expérience que Thérèse nous rapporte :
Il serait sans doute plus juste de parler des expériences de Thérèse, mais en gardant ici le singulier, nous voulons signifier que tous les faits que relate la Madre sont le fruit d’une expérience unique et fondamentale de rencontre du Christ Jésus qui se déploiera sur divers modes.
Tout d’abord, rappelons un fait historique : il y avait dans la pièce principale de la demeure familiale un très beau cadre représentant la rencontre de Jésus avec la Samaritaine au puits de Jacob. Thérèse a longuement prié devant ce tableau. « J’aime tout particulièrement ce passage de l’Evangile. Déjà quand j’étais enfant il en était ainsi » (V 30,19). À diverses reprises, elle s’identifiera à la Samaritaine et demandera à recevoir l’eau vive. (cf. V 30,19 ; C 19,2-10.14-15 ; VI D 11, 6 ; E 9,2).
Une autre scène évangélique comptera beaucoup pour elle : « la prière au jardin m’attirait particulièrement ; c’était là que, de préférence, je tenais compagnie à Notre-¬Seigneur. Autant que j’en avais le pouvoir, je réfléchissais à la sueur qu’il répandit alors, à la désolation où il fut plongé. […] Presque tous les soirs avant de m’endormir, au moment où je recommandais à Dieu le repos de la nuit, je pensais quelques instants à ce mystère de la prière au jardin. Je faisais ainsi depuis bien des années » (V 9,4).
Dès son enfance, Thérèse contemple le Christ dans des scènes évangéliques. Et la contemplation de Thérèse a ceci de particulier, qu’elle ne demeure pas extérieure à la scène qu’elle contemple. Elle l’actualise et s’en rend d’une certaine manière contemporaine. Cela nourrit une amitié et un compagnonnage avec le Christ Jésus.
Sur cette attitude de vie, se greffent des phénomènes singuliers où le Christ apparaît à Thérèse : « Un jour que je me trouvais avec quelqu’un dont je venais tout récemment de faire la connaissance, le Seigneur voulut me montrer que les amitiés de ce genre ne me convenaient pas, m’avertir du danger que je courais, éclairer en un mot mon profond aveuglement. Jésus-Christ se fit voir à moi le visage sévère, me témoignant par là combien il était mécontent de ma conduite. Je le vis avec les yeux de l’âme, beaucoup plus clairement que je n’aurais pu le voir avec les yeux du corps. Son image s’imprima tellement dans mon esprit, qu’après plus de vingt-six ans écoulés il me semble encore l’avoir devant les yeux. La frayeur et le trouble me saisirent » (V 7,6).
Faisons ici, un petit excursus pour présenter rapidement trois genres de grâce de “vision” :
- la “vision corporelle”, qui est perçue comme affectant les sens (vue, ouïe, …) ;
- la “vision imaginaire”, qui se produit dans l’imagination (à distinguer fortement de l’imaginaire) ;
- la “vision intellectuelle”, dans laquelle ne joue aucune représentation imaginative (au sens d’image) ; Ce n’est pas à proprement parler une “vision”, mais une compréhension surnaturelle d’un mystère de la foi.
Rappelons pour mémoire l’épisode de la conversion de Thérèse (cf. V 9,1).
Au chapitre 27, elle rapporte une expérience qui la trouble : « Étant en oraison, […], je vis auprès de moi – ou plutôt je sentis, car je ne vis rien des yeux du corps, ni de ceux de l’âme – il me sembla, dis-je, voir auprès de moi Jésus-Christ. Je compris en même temps que c’était lui que je croyais entendre me parler. Comme j’ignorais absolument qu’il puisse y avoir des visions de ce genre, je fus d’abord très effrayée et je ne faisais que pleurer. […] Il me semblait que Jésus-Christ se tenait toujours à mon côté, cependant comme la vision était sans image, je ne voyais pas sous quelle forme » (V 27,2).
Thérèse insiste sur la pédagogie que le Christ met en place pour se manifester à elle : « Un jour que j’étais en oraison, il plut à ce divin Maître de me montrer seulement ses mains : leur beauté était si merveilleuse, qu’il me serait impossible de la dépeindre. Ma frayeur fut très vive, car tout ce qui est nouveau dans les faveurs surnaturelles que Dieu m’accorde m’inspire toujours dans les commencements un véritable effroi. Peu de jours après, je vis aussi son divin visage, et j’en restai, je crois, toute ravie. Je ne pouvais comprendre pourquoi Notre-Seigneur se montrait ainsi à moi peu à peu ; et en fait, il devait par la suite m’accorder la grâce de voir toute sa personne. Plus tard, je me rendis compte qu’il avait égard à ma faiblesse naturelle : qu’il en soit à jamais béni » (V 28,1).
L’expérience mystique est si forte, notamment après la communion que Thérèse use d’une expression très audacieuse : « Il se montre alors tellement maître de l’âme devenue sa demeure, qu’elle en reste comme anéantie. Elle se voit consommée dans le Christ. » (V 28,8). Il se produit ici un magnifique renversement de situation : “consommant” d’une certaine manière le Christ Jésus par la communion eucharistique, Thérèse se découvre « consommée dans le Christ ». Il y a là de quoi vivifier et approfondir notre propre vie eucharistique.
Pour ses lecteurs, la Madre, précise que ces visions ne sont pas le fruit d’un travail des puissances : entendement, mémoire et volonté. « Et, en effet, comment pourrions-nous avec tous nos soins, nous représenter l’humanité du Christ et retracer, grâce à cette puissance, sa merveilleuse beauté ? D’abord, il faudrait bien du temps pour arriver à une certaine ressemblance. Supposons cependant que nous placions cette sainte humanité devant les yeux de notre imagination et que, à force de la considérer, de contempler ses traits, sa blancheur, nous arrivions à perfectionner peu à peu cette image et à la confier ensuite à notre mémoire. Mais alors, rien ne pourra la faire évanouir : elle est l’œuvre de notre esprit. Pour la vision qui nous occupe, nul moyen de l’empêcher de disparaître. Nous la contemplons quand il plaît au Seigneur de nous la présenter, de la manière qu’il lui plaît et le temps qu‘il lui plaît ; mais nous ne pouvons rien, ni pour ni contre. Nous avons beau faire, il nous est impossible de la voir quand nous le désirons, comme aussi d’en éviter la vue. Et si l’on cherche à considérer quelques détails en particulier, aussitôt Jésus-Christ disparaît » (V 29,1).
Il s’agit d’une grâce particulière qui lui est faite pour son œuvre de fondatrice et sur laquelle elle ne peut mettre la main. Au moment de la fondation du monastère de San-José, Thérèse nous rapporte diverses visions du Christ (cf. V 34,17 ; 36,24), et notamment celle-ci : « Pleine d’angoisse et ne sachant que devenir, je levai les yeux en haut et j’aperçus Jésus-Christ, non dans le ciel, mais dans les airs, à une grande hauteur. Il étendait la main de mon côté, et de loin me couvrait de sa protection. Dès lors, je n’appréhendai plus cette multitude qui, malgré ses efforts, se trouvait hors d’état de me nuire » (V 39,17).
Le Christ Jésus est un protecteur pour Thérèse, mais il est aussi celui qui l’enseigne. Elle fut très affligée en 1559, lorsque l’Index du grand Inquisiteur Valdes interdit un bon nombre de livres écrits en castillan. Elle écrit : « J’en eu beaucoup de peine car j’en lisais plusieurs avec plaisir et désormais je m’en voyais privée, la lecture n’en étant plus permise qu’en latin. Notre Seigneur me dit : “Ne t’afflige pas, je te donnerai un livre vivant”. […] Notre Seigneur a mis tant d’amour à me donner des enseignements de toutes sortes que je n’ai eu dès lors que peu ou pas besoin de livres. Sa Majesté a été pour moi le livre véritable où j’ai découvert les vérités » (V 26,5).
Thérèse n’attend pas tout de ses “visions” ; elle les reçoit avec crainte au départ, puis avec gratitude, mais toujours dans la foi et elle fait toujours « le petit peu qui dépend d’elle » (cf. C 1,2).
Le Christ lui enseigne l’amour et l’obéissance à l’Église : « Toutes les fois que Notre Seigneur dans l’oraison m’ordonnait une chose et que mon confesseur m’en prescrivait une autre, c’était à ce dernier que le divin Maître me disait d’obéir. Sa majesté le faisait ensuite changer de sentiment de sorte qu’il revenait sur l’ordre donné. » (V 26,5).
Sa contemplation des scènes évangéliques la conduit à des choix de vie, notamment pour le choix de la pauvreté pour la fondation du monastère de San-José : « À peine avais-je contemplé Jésus-Christ si pauvre et dépouillé sur la croix, que la pensée d’être riche me devenait insupportable. Je suppliais Notre-Seigneur avec des larmes d’arranger les choses pour que je devienne pauvre comme lui » (V 35,17).
Le Christ Jésus par sa sainte humanité introduit Thérèse dans le mystère trinitaire : « Je vis alors la très sainte humanité dans un excès de gloire où je ne l’avais encore jamais contemplée. Par une connaissance admirable, Jésus Christ se fit voir à moi reposant dans le sein du Père. » (V 38,17).
Au chapitre 39, le Christ souffrant indique à Thérèse compatissante, qu’il exaucera ses demandes (cf. V 39,1). Les paragraphes qui suivent, montrent le souci de Thérèse pour diverses personnes qui souffrent. S’appuyant sur les mérites de la Passion du Christ, Thérèse communie à son amour sauveur pour toute l’humanité. Ses prières de demande s’enrichissent d’un profond zèle apostolique (cf. V 39, 2-3).
Thérèse de Jésus achève le récit du Livre de la vie sur une ultime grâce : « Un jour que j’assistai, aux heures avec la communauté, j’entrai soudain en recueillement et mon âme tout entière me fut représentée sous la forme d’un clair miroir. Revers, côtés, haut, bas. Tout était lumineux. Au centre, apparaissait Jésus-Christ Notre-Seigneur » (V 40,5). Ainsi s’accomplit pour elle, ce qu’elle a laborieusement cherché à vivre durant de longues années : « Je cherchais à me représenter Jésus-Christ au-dedans de moi » (V 9,4).
En elle, se réalise l’accomplissement du baptême : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20), comme elle le dit au début de son récit (cf. V 6,9).
II / L’enseignement de Thérèse de Jésus
Thérèse invite ses lecteurs à « vivre en la société de ce divin Maître » (V 12,2) avec cette précision importante : « s’attacher très amoureusement à sa sainte humanité » (V 12,2). Elle insiste au paragraphe suivant : « Vivre en la société de Jésus-Christ est utile dans tous les degrés de la vie spirituelle » (V 12,3).
Ici, Thérèse – comme elle le fera dans le chapitre 22 – veut nous éviter le piège dans lequel elle était tombée de croire que nous pouvons dépasser, à un certain moment, l’humanité du Christ pour ne songer qu’à son être divin.
Elle nous recommande de nous mettre « en présence de Jésus-Christ » (V 13,11) et pour cela, de méditer des scènes évangéliques, « par exemple Notre-Seigneur à la colonne » (V 13,12).
Thérèse nous suggère d’agir avec liberté en prenant les scènes qui nous parlent davantage et qui enflammeront notre amour pour Dieu, mais elle précise : « qu’on n’abandonne pas trop souvent la Passion et la vie de Jésus-Christ, d’où nous sont venus et nous viennent tous les biens » (V 13,13).
Plus loin, elle écrit : « Toutes les fois que nous songeons à Jésus-Christ, rappelons-nous l’amour avec lequel il nous a comblé de ses bienfaits, et celui que Dieu le Père nous a témoigné en nous donnant en lui un pareil gage de sa tendresse. L’amour attire l’amour » (V 22,14).
Celui qui « travaille à se maintenir en une si précieuse compagnie » (V 12,2) va entrer peu à peu dans une relation d’amitié avec le Christ Jésus. Elle nous rappelle qu’il faut le « choisir comme ami » (V 8,5-6), car il est non seulement un ami, mais un « excellent ami » (V 8,6 ; 22,10.17), « un ami véritable » (V 22,6 ; 25,17).
Thérèse poursuit : « Nous le voyons homme comme nous, nous le contemplons dans l’infirmité, dans la souffrance : c’est pour nous une compagnie, et quand l’habitude en est prise, il est très facile de le trouver auprès de soi » (V 22,10).
Cette contemplation de sa sainte humanité n’évacue pas sa divinité : « Tout Seigneur qu’il est, je puis le traiter en ami. » (V 37,5).
Bien sûr, Thérèse prend en compte que vivre en cette sainte compagnie ne va pas de soi. Il faut « surmonter la difficulté que vous éprouvez à rester longtemps en la compagnie de Celui qui est si différent de vous. » (V 8,5). La Madre s’appuie avec joie et reconnaissance sur la Parole de l’Écriture et précise : « Si nous n’y mettons nous-mêmes obstacle, nous pouvons trouver notre joie dans ta société, comme tu trouves ta joie dans la nôtre, car, tu le dis toi-même : “tes délices sont d’être avec les enfants des hommes”. O mon tendre Maître, quelle parole ! » (V 14,10).
C’est peu à peu, en demeurant en sa présence que nous nous ferons à sa « manière d’être » (V 8, 6). Il faut apprendre à « se tenir aux pieds de Jésus-Christ » (V 22,12), pour recevoir son enseignement. Dans le Livre de la vie, Thérèse lui donne très souvent le titre de « Maître ».
Ce compagnonnage avec le Christ Jésus nous détermine « à suivre Celui qui nous a tant aimés » (V 11,1) et à marcher ainsi sur le chemin de la croix. « Notre Seigneur lui-même nous a enseigné ce chemin comme celui de la perfection lorsqu’il a dit : “Prends ta croix et suis-moi”. Il est notre modèle. On n’a rien à redouter lorsqu’on suit ses conseils dans la seule vue de lui plaire. » (V 15,13).
Le chemin sera parfois rude et escarpé mais nous avons deux certitudes de foi : d’une part sans lui nous ne pouvons rien faire, d’autre part, il nous nous abandonnera pas.
« Il me dit de ne pas me désoler : “Je verrais par là quel serait mon malheur s’il venait à s’éloigner de moi, et le peu de sécurité qu’il y a tant que nous vivons dans ce corps mortel.” Je compris les avantages d’une guerre et d’un combat qui donnent lieu à une si grande récompense et en même temps je vis quelle compassion Notre-Seigneur nous porte, à nous qui vivons en ce monde. Il me dit encore “que je ne devais pas croire qu’il m’ait oubliée : jamais il ne m’abandonnerait mais je devais faire, de mon côté, les efforts en mon pouvoir”. Il m’adressa ces paroles avec bonté, avec tendresse » (V 39,20).
Le Christ Jésus qui est « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6), nous redit par Thérèse de Jésus : « “Sais-tu ce que c’est que m’aimer véritablement ? C’est comprendre que tout ce qui ne m’est pas agréable n’est que mensonge.” […] Par là, je compris ce que c’est que de marcher dans la vérité, en présence de la Vérité. Et Notre Seigneur me fit connaître qu’il est lui-même la Vérité » (V 40,1-2).
Contemplant la sainte humanité du Christ, et cherchant à se conformer à sa vie et à son enseignement, Thérèse pénètre dans le mystère de son amour, un amour sauveur : « Jésus-Christ est Dieu, et Dieu tout-puissant, qu’il peut tout, ordonne tout, gouverne tout, qu’il remplit tout de son amour. » (V 28,9).
Reprenons pour conclure, une dernière citation de la Madre : « Non, non, Vie de toutes les vies, tu ne donnes la mort à aucun de ceux qui se confient en toi, de ceux qui te choisissent pour ami. En donnant la vie à notre âme, tu soutiens même la vie du corps et lui communiques de nouvelles forces. » (V 8,6).
Pour poursuivre notre chemin de carême avec Thérèse de Jésus, choisissons le Christ pour Ami et marchons avec lui sur le chemin de la Vie.
Fr. Didier-Marie GOLAY, o.c.d.