Ce n’était sans doute pas la première fois que Jésus assurait une des lectures dans cette synagogue de Nazareth ; mais c’était la première fois qu’il allait y prendre la parole. D’où la curiosité de tout l’auditoire. Marie, de sa place parmi les femmes, ne perdait pas un mot ; et tous avaient les yeux fixés sur son fils. D’habitude l’homélie consistait à éclairer un texte par l’autre, la première lecture par la deuxième ; mais ce jour-là, semble-t-il, Jésus part directement du texte d’Isaïe 61 qu’il vient de proclamer. On attendait une exégèse ; on entend une annonce, inattendue, étrange, inouïe : « Aujourd’hui cette écriture est accomplie pour vous qui entendez ! »
En un instant, venues du fond des âges, les paroles des prophètes se concentrent sur cet artisan, assis dans la chaire, et qui explique calmement ce texte qu’il a médité tant de fois, spécialement depuis son baptême : « L’Esprit du Seigneur est sur moi qui vous parle. C’est moi qui ai reçu son onction pour annoncer aux pauvres la bonne nouvelle. C’est moi qui suis envoyé proclamer de la part du Seigneur une »année d’accueil".
À ce message d’espérance, à ces « paroles de grâce », les gens de Nazareth, dont beaucoup sont des compagnons d’enfance de Jésus, se montrent d’abord accueillants ; mais tout de suite le doute, l’affreux doute, s’insinue : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? Sur quoi appuie-t-il ses prétentions ? On raconte beaucoup de choses à Capharnaüm ; mais nous, ici, nous n’avons vu aucun signe ! »
Et Jésus répond, en substance : « Si vous ne voulez pas croire, vous qui me connaissez, d’autres croiront à votre place, car Dieu, comme au temps des prophètes, va faire grâce même à des étrangers, et sa miséricorde ignore les frontières ». Face au doute, Jésus proclame l’universalité de sa mission et l’extension à tous les peuples du plan de salut de Dieu. La discussion se prolonge et s’envenime, si bien que la foule s’apprête à lyncher l’enfant du pays.
Pour nous, qui entendons ce récit après vingt siècles de christianisme, l’Écriture s’accomplit de nouveau : le Fils de Dieu nous appelle à notre propre liberté, mais son message suscite en nous la contradiction. Depuis trop longtemps, sans doute, nous sommes ses compagnons, et parce qu’il s’est voulu tout proche de nous, nous laissons s’estomper dans notre intelligence et notre cœur le mystère de sa personne. Le drame de la foi se poursuit en chacune de nos vies : Jésus prophète ne trouve pas accueil dans sa patrie, et « les siens » continuent à ne pas le recevoir, ou du moins à ne rien attendre de lui.
Les gens de Nazareth croyaient tout savoir à propos de Jésus parce qu’ils connaissaient l’échoppe de Joseph ; mais ils ignoraient qu’en Jésus « Dieu était à l’œuvre, se réconciliant le monde » (2 Co 5,19). La même tentation nous guette lorsque nous jugeons nos frères : à force de voir en chacun le simple fils d’Untel, nous ne voyons plus en lui le fils que Dieu aime ; à force de jauger la vie d’un homme en fonction de son efficacité ou de ses limites, nous ne savons plus voir l’œuvre que Dieu fait en lui ou pourrait faire par lui.
Certains de nos comportements rejoignent même un peu, toutes proportions gardées, le réflexe de la foule mécontente à Nazareth : nous sommes prompts, au moins en pensée, à mener quelqu’un jusqu’à l’escarpement de la colline … Mais regardons bien celui qui va tomber : il ressemble étrangement à Jésus.
Fr. Jean-Christian Lévêque o.c.d.