Parlant de ce passage de l’Évangile, on dit souvent : « C’est la parabole de l’enfant prodigue ». Mieux vaudrait dire : la parabole du père qui avait deux fils, car c’est l’attitude du père que Jésus a voulu mettre en relief.
Tout commence par une histoire lamentable : la déchéance d’un jeune. Le fils cadet revendique des droits, d’une manière qui a dû sembler odieuse à son père, puisqu’il lui déclare en quelque sorte : « Tu m’as mis au monde, et maintenant, paye-moi ! » Pris entre la fidélité à son père et la pression de la bande des copains, il choisit la bande, et fait la fête. Très vite la vie se charge de le dégriser, et en expérimentant la misère des pauvres et des exclus, il commence à mesurer la chance qu’il avait et le gâchis qu’il en a fait. Confronté au réel avec ses seules forces, il lâche toute arrogance et décide de reprendre la route de la maison.
Son histoire est celle de tous les naufrages spirituels : on commence par gaspiller l’héritage du Père ; puis on a faim ; alors on devient esclave. Mais ce destin du prodigue est surtout un magnifique exemple de ce que doit être le retour vers Dieu. Quand vient le moment de vérité, du fond de la misère on se tourne vers Dieu, et l’on revient au Père, source de l’amour et de la paix.
Et c’est là toute la différence entre le dépit et la contrition. Tant que le croyant, aux prises avec son péché, en reste au stade du dépit, il demeure courbé sur lui-même, et il stagne sur place, prostré dans son impuissance, désespéré d’avoir gâché l’image qu’il se faisait de lui-même. Quand vient au contraire la vraie contrition, non seulement on rentre en soi-même, mais on se lève, on se met en marche vers le Père, sûr d’avance qu’on sera écouté, compris, pardonné, parce qu’on est certain d’être aimé. On ne se désole plus tellement d’avoir écorné l’image de soi-même que d’avoir terni en soi l’image de Dieu et d’avoir blessé l’amour d’un Père qui nous a voulus libres. Et c’est cela qui bouleverse le cœur de Dieu : de voir ses enfants malheureux croire plus à son amour qu’à leur propre misère.
Mais le fils aîné, le sage, est-il moins aimé parce qu’il est moins misérable ? On l’imagine parfois, mais c’est mal comprendre les paroles du père. Certes l’aîné a un grand tort, malgré sa fidélité : c’est de n’avoir pas compris comment réagit le cœur d’un père, et d’être resté bloqué sur les fautes de son frère alors que le père, depuis longtemps, avait ouvert les bras. Mais le père, à lui non plus, ne fait aucun reproche, car en un sens il a raison. Au plan où il situe, celui de la justice stricte, l’aîné raisonne juste, et son réflexe est compréhensible. Il parle de droit, de faiblesse paternelle, de manque d’autorité. Le père, lui, ne répond pas à ce niveau, qui ne débouche pas sur la vie. Il reprend, paisiblement, les mots tout simples et sublimes de l’amour et de la réciprocité : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi ! Tu as mon amour, tu as tout ! Tu es dans mon amour : tu as plus que toutes les fortunes, toutes les fêtes et toutes les aventures ! Je suis là avec toi, que chercherais-tu ailleurs ? »
Le tort du fils aîné, c’est de se sentir frustré parce que son père fait miséricorde, de mésestimer le prix de son intimité et de sa confiance, et de brouiller par sa jalousie l’œuvre du père, qui n’est que générosité et pardon.
Dans la pensée de Jésus, c’est bien le père qui est au centre de la parabole. Il laisse faire le plus jeune et fait droit à ses revendications, sans savoir jusqu’où il ira dans sa soif de plaisir. Le cadet est poussé par un besoin d’autonomie, et son père lui en laisse le risque : il ne veut pas être libre à la place de son fils. Mais il ne cesse pas d’attendre, parce qu’il ne cesse pas d’aimer. Ne plus l’avoir près de lui, c’est comme s’il était mort.
Quand son fils, revenu, lui saute au cou, le père ne veut même pas écouter toute sa confession : l’attitude de son enfant lui parle plus que des paroles. Et le père organise une fête, disproportionnée selon nos vues égalitaires, mais tout à fait proportionnée à son amour de père, qui n’est mesuré par rien : « Il fallait bien festoyer et se réjouir, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! »
Pourquoi le pardon serait-il moins puissant dans le cœur d’un frère que dans celui d’un père ? Pourquoi parlerions-nous obstinément de justice et de sévérité, quand Dieu veut nous inculquer son parti pris de miséricorde ? Pourquoi fermerions-nous notre cœur au frère qui revient, alors que son retour fait toute la joie de Dieu ?
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.