Nous n’avons pas de mal à nous imaginer la scène, si vivante dans la parabole de Jésus : une veuve qui insiste pour qu’on lui rende justice, et un juge qui n’a jamais le temps pour elle. Finalement il se dit : Cette femme me fatigue : je vais la contenter pour qu’elle ne revienne pas sans cesse « me pocher les yeux ».
Ce qui nous pose problème, c’est la leçon qu’en tire le Seigneur Jésus. Tout se résume, semble-t-il, dans un raisonnement a fortiori : si déjà un juge inique se laisse faire de guerre lasse, à plus forte raison Dieu, le juge parfait, rendra-t-il par amour justice à ses élus, et cela ne tardera pas. C’est bien, en effet, ce qu’on attend de Dieu ; mais dans la réalité, tout se passe autrement. Les jours s’écoulent, les semaines, les mois ; et l’élu de Dieu « crie vers lui jour et nuit », sans rencontrer d’autre écho que sa voix, de plus en plus désespérée.
On est tenté de déplacer le problème, en disant par exemple : il s’agit du retard de la Parousie, de la venue du Fils de l’homme sans cesse reportée, alors que les chrétiens l’attendaient de leur vivant. Et l’on dirait volontiers, avec la II Pierre :« Le Seigneur ne tarde pas avec sa promesse, comme certains pensent qu’il tarde ; mais il est longanime envers vous, ne voulant pas que quelques-uns périssent, mais que tous arrivent au repentir » (3,7). Cependant ce détour nous laisse insatisfaits, car il s’agit ici, non pas de patienter avec des injustes, mais de ne pas faire attendre une malheureuse (cf. Sir 35,19-24).
Il faut donc revenir à la parole étrange du Sauveur : il y a ce que fait Dieu, - et qui est toujours conforme à sa bonté et à sa justice - , et ce que nous percevons de l’action de Dieu. Alors que Dieu semble se taire, il est en train de nous écouter ; alors que Dieu semble impuissant, il est sans cesse au travail, dans le sens de son amour, alors que Dieu paraît absent, il conforte en silence ceux qui souffrent.
Et c’est sans doute pourquoi, dans ce contexte, Jésus insiste tellement sur la foi :« Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (v.8). C’est la foi qui nous fait persévérer quand nous demandons quelque chose selon Dieu. « Croyez que vous l’avez obtenue » (Mc 11,24), nous dit Jésus, sans sourciller. « Demandez, et il vous sera donné (par Dieu » (Mt 7,7). Toute l’expérience des grands priants de la Bible va dans ce sens : alors que la souffrance leur fait voir fantasme sur fantasme, la foi leur fait entendre ce que Dieu dit de lui-même et de son œuvre.
La foi nous fait dépasser nos évidences, « elle est la garantie de ce qu’on espère, la preuve de ce qu’on ne voit pas » (Hb,11,1), et « c’est par la foi qu’Abraham partit, sans savoir où il allait » (11,8). Nous aimerions que l’insistance de la veuve débouche sur un exaucement sensible, Jésus , dans sa parabole, réalise beaucoup plus : il nous ouvre un espace, et c’est l’espace de notre foi.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.