Textes liturgiques (année B) : Ap 7, 2-4.9-14 ;Ps 23 (24) ; 1 Jn 3, 1-3 ; Mt 5, 1-12a
Insolence et urgence, pertinence profonde et impertinence scandaleuse que notre fête ! En cette période dramatique où l’Église, et avec elle toute la société, prend conscience de l’ampleur de ses failles profondes, graves, scandaleuses, en termes de chiffres, de fonctionnement systémique et de mépris de la souffrance de milliers de victimes d’abus aux vies à jamais fracassées, la liturgie de la Toussaint, au risque de la méprise, nous donne à contempler et à nous réjouir de l’Église du ciel. Mais là est peut-être pour chacun, victimes, auteurs et institution, pour chacun de nous aujourd’hui, le seul horizon. Il ne s’agit pas d’esquiver les questions de responsabilité, de reconnaissance et de réparation, bref de réforme profonde mais d’orienter, d’irriguer et de ne pas se tromper d’objectif : notre avenir, le seul, est celui de la sainteté qui est celle de Dieu. Au risque de l’insolence de la joie, au risque du scandale de la perversion des choses saintes et au risque des promesses bavardes et faciles, notre fête ne peut taire le bonheur authentique, l’appel universel à la sainteté et l’espérance que Jésus nous adresse aujourd’hui. Sur ce chemin de crête risqué, la liturgie de la Parole sera notre lumière et, comme pour des funambules, notre balancier. Premièrement, le bonheur dont nous parle Jésus dans l’évangile n’est pas la joie insolente des parvenus ou des insouciants mais l’issue d’un chemin, radical, de pauvreté. C’est une traversée, celle accomplies par les cent quarante-quatre milles de l’Apocalypse. Le pauvre, le doux, l’artisan de paix, c’est celui qui a renoncé à son moi, à ce qui l’encombre au plus profond de lui-même pour recevoir le don de Dieu. Le bonheur est un fruit du désert. C’est un don qui ne peut être reçu que par qui sait recevoir : celui qui a faim, celui pleure, celui qui a renoncé à tout, sauf à aimer. La sainteté s’avère un chemin : de joyeux dépouillement (car il n’y a pas de pauvreté sans appauvrissement), de consentement (car il n’y a pas de pauvreté sans humilité véritable) et de don (et le pauvre sait qu’il ne donne que ce que Dieu lui donne). Heureux ces hommes libres de cette liberté que donne l’Esprit Saint, le « Père des pauvres » ! Heureuse l’éternelle jeunesse des saints entrés dans le mystère de la divine enfance ! Heureux les fous de Dieu qui ont compris que telle est sa sagesse ! Ce chemin est celui du Christ, dont les béatitudes donnent la silhouette : c’est lui le vrai pauvre, l’homme doux et humble, celui qui a pleuré sur Jérusalem, l’homme au cœur pur qui voit Dieu, l’artisan de paix qui la donne en plénitude à ses amis, le persécuté pour le Royaume. Deuxièmement, la liturgie de la Toussaint vient travailler notre désir le plus intime en nous offrant les choses les plus saintes : le bonheur, la sainteté, l’enfance, l’espérance, la miséricorde. Optimi corruptio pessima : les choses les plus belles sont aussi les plus sujettes à la perversion et maints abus ont joué sur cela, entrainant le pire. Et pourtant, peut-on vivre dans l’esquive de ces réalités les plus profondes de la vie et de la foi ? Pour ne pas perdre pied, les saints du ciel qui nous précèdent, qui nous soutiennent de leur prière et qui nous montrent le chemin, attestent de la douce beauté de l’évangile. La fraternité des saints est notre rempart.
Notre Église est l’Église des saints. Il faut l’autorité d’un Bernanos pour dire cela, lui qui disait ne comprendre le mystère de l’Église qu’après avoir médité l’épisode des Borgias et autres turpitudes que complète ad nauseam notre terrible actualité. Notre Église est l’Église des saints car seuls les saints nous disent vraiment Dieu et l’homme, génies de l’amour, seuls théologiens et seuls êtres humains authentiques !
Notre Église est l’Église des saints, car elle est communion du ciel et de la terre, église visible et invisible en interaction. La fête de la Toussaint nous renvoie au mystère de la prière et de l’entraide entre ceux qui sont en marche et ceux qui ont accompli leur marche mais dont le désir demeure inachevé tant que l’Église militante sera encore prise dans le combat de la foi. Enfin, troisième risque à affronter, parler des saints, qui plus est des saints anonymes, parler de la sainteté, ce pays auquel on aspire mais dont personne ne peut prétendre l’habiter, parler de joie et d’espérance risque toujours le bavardage dont nous sommes saturés. La Toussaint est un appel au silence, au silence de l’adoration et de la grande espérance qui seul peut irriguer la vraie parole. La sainteté est notre seule espérance, la vraie, au-delà de nos espoirs déçus et même de nos désespoirs devant l’immensité de notre faillibilité. C’est l’espérance de la pauvreté. C’est l’espérance de la fraternité. Geneviève Anthonioz, grâce à son expérience à ATD Quart-Monde, disait cette parole un peu énigmatique mais dont ce jour accroit la profondeur : « l’espérance c’est la fraternité », la fraternité, celle que l’on peut expérimenter dans nos communautés, dans nos amitiés, dans nos familles et qui plus est la fraternité des saints peut nous garder de tout recroquevillement, inévitablement désespéré et délétère, sur nous-mêmes. Le Pape François commente : « Il n’y a pas d’identité pleine sans l’appartenance à un peuple. Personne n’est sauvé seul, en tant qu’individu isolé, mais Dieu nous attire en prenant en compte la trame complexe des relations interpersonnelles qui s’établissent dans la communauté humaine : Dieu a voulu entrer dans la dynamique d’un peuple ». L’espérance de la Toussaint, c’est cette sainteté anonyme, non à bas prix car la sainteté sera toujours cet élixir de grand prix, fruit des traversées radicales dont nous avons parlé, mais offerte à chacun et nous entourant déjà : c’est la sainteté « de la porte d’à côté » pour citer encore Gaudete et Exultate, « de ceux qui vivent proches de nous et sont un reflet de la présence de Dieu. Certaines âmes dont aucun livre d’histoire ne fait mention ont une influence déterminante aux tournants décisifs de l’histoire universelle. Ce n’est qu’au jour où tout ce qui est caché sera manifesté que nous découvrirons aussi à quelles âmes nous sommes redevables des tournants décisifs de notre vie personnelle. La sainteté est le visage le plus beau de l’Église ». Dieu seul est saint. Il nous donne cette sainteté en partage. Et ce partage déjà porte ses fruits. La Toussaint est notre espérance. Amen