Souvent la prière de Jésus, au cours de ses journées harassantes de ministère se traduisait par un cri d’admiration devant l’œuvre accomplie par le Père dans le cœur des hommes de bonne volonté.
Ce qui faisait sa joie, c’était de voir comment les pauvres s’y prenaient avec Dieu, comment ils s’ouvraient à son propre message de foi et de conversion, comment les progrès du règne de Dieu déroutaient toutes les prévisions trop humaines. Les villes du lac, riches, orgueilleuses, voyaient de nombreux miracles, sans pour autant se convertir :« Malheur à toi, Chorazin ; malheur à toi, Bethsaïda » ; mais les villes des païens, Tyr et Sidon, accueillaient le Messie.
Les cités, sièges des écoles rabbiniques et de la culture religieuse, se retranchaient derrière une montagne de traditions, tandis que les « simples », les petites gens, les « pauvres en esprit » des Béatitudes, et tant d’autres laissés pour compte, reconnaissaient avec enthousiasme en Jésus l’envoyé de Dieu, à qui tout pouvoir était donné.
« Je te loue », s’écrie Jésus ; je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la-terre". Louer, dans les Psaumes, c’était célébrer Dieu, et l’acclamer pour son œuvre de salut. Quelle est cette œuvre, aux yeux de Jésus ? « Tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et tu les as révélées aux petits enfants (nèpioi : ceux qui n’ont pas la parole) » Ces choses dont parle Jésus, c’est le projet de Dieu sur les hommes, un projet de pardon et d’amour qu’Il réalise par Jésus ; c’est donc le sens de ce que fait Jésus au nom du Père, au nom du Seigneur du ciel et de la terre.
Rejoindre cette idée de Dieu sur le monde et son rêve pour chaque homme, coïncider du fond du cœur avec ce dessein de Dieu, ce n’est pas une affaire de prestige intellectuel ou de culture humaine, mais avant tout une affaire de transparence intérieure, d’accueil humble de la parole de Dieu ; c’est une réponse du cœur profond aux initiatives de la miséricorde. Et pour ce don total les plus pauvres de cœur sont les plus doués.
Tel est le sens de cette louange spontanée qui jaillit du cœur du Christ en Galilée ; il a perçu avec émerveillement le dialogue de deux tendresses, la tendresse de Dieu pour les pauvres, et la tendresse des pauvres pour Dieu.
La liturgie d’aujourd’hui nous invite à entrer dans l’allégresse du Seigneur Jésus et à reprendre à notre compte sa prière « Nous te louons, Seigneur du ciel et de la terre d’avoir révélé un reflet de ta miséricorde par la vie et la parole de Thérèse la petite, la pauvre. » Par bien des aspects, en effet, Thérèse se présente à notre monde moderne comme une pauvre, comme une sainte vraiment démunie :
- son langage déconcerte, et parfois éloigne d’elle des chrétiens qui voudraient l’admirer ;
- le milieu familial où elle a vécu, tellement choyée, tellement protégée, ne rappelle que de très loin la situation actuelle de beaucoup de foyers, même chrétiens ;
- le contenu de ses journées au Carmel semble bien maigre et bien terne en regard de nos vies trépidantes ;
- enfin et surtout, alors que notre monde est saturé d’idées, chez Thérèse c’est la vie qui parle, et c’est elle qu’il faut deviner bien souvent entre les lignes des confidences qu’elle nous a laissées.
Tout cela est vrai, et même gênant parfois ; et pourtant beaucoup de chrétiens se tournent aujourd’hui vers Thérèse de Lisieux comme vers une maîtresse de vie évangélique. Pourquoi ce paradoxe, pourquoi cette attirance ?
Ce qui fascine d’abord chez Thérèse, c’est qu’elle a pris au sérieux l’amour de Dieu : elle a tout bâti sur la certitude d’être aimée. Et ce qu’on appelle sa « petite voie », la voie de l’enfance spirituelle, c’est avant tout l’audace de ceux qui se savent aimés. Pourquoi l’enfant est-il heureux ? Pourquoi vit-il dans une paix que jamais aucun adulte ne peut revivre ? Parce qu’il se sent aimé, parce qu’il se sait aimé et qu’il trouve cela normal. Thérèse a trouvé normal que Dieu l’aime, que Dieu continue à l’aimer malgré ses misères, tout simplement parce que Dieu est amour, et qu’il ne peut aimer à moitié ou pour une moitié de vie.
Cet amour de Dieu, elle l’a trouvé à la fois merveilleux et doucement exigeant. L’urgence de l’amour voilà sans doute un deuxième trait qui rend si lumineuse pour le chrétien d’aujourd’hui l’expérience spirituelle de Thérèse. « L’amour, disait-elle, ne se paie que par l’amour » ; « ma vocation, c’est l’amour ! » ; « dans le cœur de l’Eglise, ma Mère, je serai l’amour ! ». Entendons bien : non pas un amour reposant, sécurisant, trop facile, purement affectif ou velléitaire, mais un amour qui se veut sans cesse en état d’accueil et de réponse, qui résume, en intensité, toutes les vocations , un amour prouvé dans le quotidien, qui réalise, dans le cadre réel et étroit d’une existence humaine, le projet universel de Dieu. Par amour, Thérèse s’est accrochée, des mois durant, à une prière aride, sachant bien qu’au Carmel l’œuvre d’aimer prime sur toutes les œuvres de l’amour. Par amour elle a voulu que rien ne soit perdu de ses joies et de ses souffrances, et que tout en elle brûle comme un seul holocauste joyeux.
Par amour, aussi, elle s’est chaque jour convertie à la vie fraternelle, devinant bien que ses sœurs et sa communauté tout entière étaient le lieu privilégié où Dieu voulait être aimé et servi.
Dieu sait pourtant quelles difficultés Thérèse a dû affronter. Rien de ce qui fait le poids de nos vies et la croix de la vie commune ne lui a été épargné. Elle a vu lentement ses forces disparaître et tout son être extérieur se défaire. Non seulement il lui a fallu assumer des souffrances physiques qui auraient suffi à l’abattre, mais jusqu’au bout elle a connu dans sa propre communauté des raideurs, des blocages et des incompréhensions qui auraient pu la murer dans une solitude douloureuse. Elle a senti autour d’elle les réactions mêlées des sœurs, dont certaines ne la comprenaient pas totalement.
Mais Thérèse, parce qu’elle s’était donnée à l’amour, parce qu’elle avait tout misé sur l’amour de Dieu, a pu demeurer jusqu’au bout dans l’espérance. On obtient de Dieu autant qu’on espère de Lui. Dieu nous fait désirer ce qu’il veut nous donner, et les grands désirs n’ont jamais fléchi dans le cœur de Thérèse. Elle écrivait, un an avant sa mort :« Jésus, je suis trop petite pour faire de grandes choses, et ma folie à moi, c’est d’espérer ». Espérer quoi ? « que ton amour m’accepte ». C’est bien là tout le message de Jésus dans l’Evangile d’aujourd’hui : un appel à une confiance courageuse en celui qui peut tout et qui aime dépasser notre attente.
« Venez à moi, vous qui êtes fatigués », qui travaillez dur ou peinez sous le joug de la vie,« moi, je vous soulagerai ». « Venez à moi, vous qui êtes accablés » par le poids d’une mission crucifiante, d’une vie de famille bouleversée, par les blessures ou les cicatrices que la vie a laissées en vous. « Prenez mon joug » : si c’est moi qui le pose sur vos épaules, il paraîtra léger. « Laissez moi vous instruire, car je suis doux et humble, et vous trouverez repos pour vos âmes », car c’est toujours par la douceur et l’humilité du cœur que l’on revient à la paix quand on en a perdu le chemin.
Oui, notre folie à nous, c’est d’espérer, d’espérer parce qu’aucune misère ni aucune souillure ne peuvent rebuter Jésus qui sauve, d’espérer, parce que Dieu fait du neuf avec du vieux, du renouveau avec du suranné, de la jeunesse avec nos vieilleries. Dieu l’a promis : vous l’avez entendu :« Comme un homme que sa mère console, moi-même je vous consolerai.. Vous verrez, et votre cœur se réjouira ! Vous serez comme l’herbe qui reverdit (vous, votre famille, votre communauté), et la main du Seigneur se fera connaître à ses serviteurs » (Is 66)
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d ;