(Pour la profession solennelle d’une sœur)
La faim au désert, le rassasiement par le Christ, le partage fraternel, ces trois approches de l’Eucharistie, que l’Église aujourd’hui nous donne à méditer, évoquent aussi, ma sœur, trois étapes de votre vie, trois moments de la grâce de Dieu « salutaire à tous les hommes » (Ti 2, 11) qui vous a conduite jusqu’à ce jour du don total, du total acquiescement aux merveilles de Dieu.
Vous avez eu faim de Dieu, alors même que vous cherchiez une vie pleine, authentique, solidaire. Vous aviez un projet, des convictions, et un regard sur le monde ; mais Dieu vous manquait, que l’on ne peut ni cerner, ni conquérir, Dieu qui se donne à connaître et qui se laisse trouver.
Et vous vous rappelez aujourd’hui avec émotion et action de grâces tout le chemin que le Seigneur vous a fait parcourir durant ces années, dans le désert de la vie : chemin d’humilité, chemin d’épreuve, « afin de voir ce que vous aviez dans le cœur » (Dt 8,2), et surtout pour vous faire voir ce que déjà il avait mis dans votre cœur. Il vous a fait sentir la faim, pour vous donner goût à cette nourriture que l’on ne peut ni imaginer, ni exiger, ni accumuler pour soi-même : la parole qui sort de sa bouche pour nous éveiller à la foi, la manne de sa parole, qui donne de marcher « rien que pour aujourd’hui. »
Quel chemin parcouru, depuis « la maison des esclaves » (Dt 8,14) ! Quelle route paradoxale à travers le pays de la soif ! Quelle puissance Dieu a déployée au service de son dessein de salut, lui qui, pour vous, de loin en loin, a fait jaillir l’eau vive d’une roche de silex, là même où tout espoir semblait s’être brisé.
Après le désert et la faim, quand l’heure de Dieu est venue, vous avez découvert le Christ, sa passion glorifiante et la force de son pardon. Peu à peu, de liturgie en liturgie, de rencontre en rencontre, d’oraison en oraison, l’Esprit Paraclet a rendu vivantes en vous les paroles de Jésus, et en vous révélant ainsi les secrets du Père il a commencé en vous à glorifier le Fils. Alors a cessé votre premier murmure : « Comment Jésus peut-il dire : Je suis descendu du ciel ? » (Jn 6,42), et vous avez placé avec bonheur toute votre vie dans le rayonnement de son incarnation. Puis a grandi en vous la certitude qui rendait saint Paul à la fois si heureux et si pauvre : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi ! » Forte de cette même assurance, l’Église, aimée et sauvée, sauvée par amour, reçoit aujourd’hui humblement le mystère de l’Eucharistie du Seigneur et trouve la force de dépasser son étonnement devant les signes choisis par le Christ et de franchir l’autre murmure, dont saint Jean a gardé le souvenir : « Comment cet homme-là peut-il nous donner sa chair à manger ? »
Tout repose, depuis la première Eucharistie, sur les paroles de Jésus : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde … Ceci est mon corps ; ceci est mon sang. Faites ceci en mémoire de moi. »
Audace inouïe de Jésus, qui, pour nous faire demeurer en lui, nous offre et nous ordonne de nous nourrir de lui-même. Discrétion admirable de notre Maître. Il envisage vraiment que sa vie passe en nous : « Celui qui me mange vivra par moi » ; mais ce don de la vie, si réel, si personnel, si mystérieux, se réalise à travers les signes les plus quotidiens, les plus familiers : le pain et le vin travaillés par les hommes, le pain et le vin de la table des hommes.
Audace et discrétion : ce sont les marques des grandes œuvres de Dieu. C’est aussi le style que le Carmel affectionne, dès qu’il s’agit d’accueillir le don de Dieu et les inventions de son amour. Les merveilles de Dieu, telle l’Eucharistie, diffusent autour d’elles une extraordinaire simplicité. Devant elles les mots se taisent, les images font silence ; le regard suffit quand la vie est poème.
Cet accueil du Seigneur qui comble toute faim et cette quête intense du visage de Celui qui vous a parlé au désert sont inséparables, vous le savez, d’une volonté très réaliste de partage fraternel. L’espace concret de votre partage, ce sera désormais cette communauté, qui vous accueille définitivement avec toute son affection, et la grande communauté du Carmel qui a reçu mission de demeurer, au cœur de l’Église, comme une force d’amour, d’accueil et de réconciliation.
Mais cet amour fraternel que vous allez traduire dans les pauvres limites d’un cloître est en réalité aux dimensions du monde et de l’histoire. Plus vous devenez fille de Dieu, plus vous êtes sœur universelle ; et plus vous êtes unie personnellement au Christ, plus aussi vous êtes poussée par l’Esprit, force de cohésion et d’expansion qui travaille l’Église et le monde. Cela aussi s’inscrit, selon saint Paul, dans le dynamisme de l’Eucharistie. Le pain qu’ensemble nous rompons et sur lequel l’Église, dans un instant, appellera la puissance de l’Esprit, est pour nous, inséparablement, communion au Christ ressuscité, à sa vie, au rayonnement de sa gloire, et communion avec tous les membres de son Corps qui se construit sur la terre. « Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain. »
C’est là, ma sœur, à l’Eucharistie de chaque jour, que Jésus votre ami veut reprendre et transfigurer les amitiés si diverses et si larges qui depuis longtemps ont été une lumière dans votre vie et dans votre cœur.
À travers vos amis ici présents, il vous rejoignent, tous ces chercheurs de Dieu avec qui vous avez cheminé, ces hommes et ces femmes qui auraient tant mérité de connaître le Christ, ces témoins de Jésus avec qui patiemment, douloureusement, vous avez découvert l’Église, ces frères chrétiens des autres confessions qu’un même désir d’union réunit déjà dans le cœur de Dieu, et puis ces fils et ces filles d’Israël qui auprès de nous continuent la marche au désert qu’ils ont commencée avant nous.
Il vous rejoignent, vos amis prêtres et les femmes consacrées qui avec vous ont discerné les chemins de Dieu, les membres de votre famille retenue au loin, les amis de cette paroisse et de ce diocèse, et les frères et sœurs tout proches de la grande famille du Carmel.
Tous, dans un instant, unis dans la prière, nous allons dire, unanimes, l’Amen de la foi, en écho au grand oui que vous allez prononcer. Tous, avec vous, nous allons entrer avec joie dans l’Eucharistie du Seigneur, qui est à la fois mémorial, actualisation, et prophétie du Royaume qui vient ; avec vous nous allons vivre cette Cène du Seigneur, sous le signe de la souvenance, de l’aujourd’hui et de la promesse, comme une réponse de la foi et comme un échange de l’amour sur l’horizon de l’espérance.
Oui, vivons ce moment de grâce, en communion de joie avec toute l’Église qui aujourd’hui fête son Seigneur, en union avec l’Église du ciel et avec la très douce Mère du Christ dont le regard ne vous a pas quittée depuis le premier jour, et qui présente elle-même votre épaule au fardeau de Jésus et votre cœur à sa miséricorde.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.