Nous n’allons pas reprendre aujourd’hui tous les détails de cette parabole de Jésus, si fraîche, si sobre, sur laquelle nous méditons depuis des années. Allons droit à l’essentiel, et essayons d’entrer dans la pédagogie de Jésus.
Ce qui frappe tout d’abord, c’est que Jésus répond à une question en questionnant à son tour. Le scribe lui demande : « Que dois-je faire ? » Jésus répond : « Que lis-tu ? » Le scribe ne questionnait pas tant pour savoir la vérité que pour mettre Jésus à l’épreuve en l’entraînant sur le terrain des querelles théologiques. Jésus ne relève pas l’agressivité de cette question-piège, et il ramène l’homme face à la vérité qu’il ne cherchait pas vraiment. Il lui dit, en quelque sorte : la réponse, tu la connais, et c’est toi qui vas me la donner. Et de fait le scribe rapproche infailliblement deux versets du Deutéronome et du Lévitique.
Ainsi en va-t-il souvent des questions que nous posons à Dieu : « Que dois-je faire ? Quel est le sens de ma vie ? Comment cela se fera-t-il ? Comment ce que je vis débouchera-t-il sur la vie éternelle ? » Jésus pourrait nous dire : la réponse, tu la connais déjà ; mon Père depuis longtemps te l’a livrée.
Effectivement, au niveau de la mémoire et du raisonnement, à partir de la parole de Dieu nous sommes capables d’articuler une réponse très sensée et que nous savons définitive, nous sommes à même de « bien répondre », sans que cela change notre vie. Or Jésus nous attend au niveau de la vie et de l’action : « Fais cela et tu vivras » ; « engage dans ta relation au Père toutes les ressources de ton affectivité et de ton intelligence, aime-le avec la passion de le connaître, et comprends-le avec ton cœur. Use tes forces à le chercher. Redis sans cesse : ’Abba, Père !’ C’est cela qui fait vivre ! Et puis refais chaque jour pour chacun de tes frères le rêve de bonheur que tu fais pour toi. Désire intensément pour lui la liberté que tu veux pour toi, la beauté et la paix que tu cherches pour toi. Fais cela, fais-le de grand cœur, et tu auras la vie. »
Autre trait frappant de la pédagogie de Jésus : il aime renverser les perspectives.
Le scribe lui demande : « Qui est mon prochain ? » Jésus répond : « Celui dont tu rends proche ». Ton prochain, ce n’est pas une catégorie d’hommes bien déterminée que tu connaîtrais à l’avance ; mais c’est tout homme, car tu peux te rapprocher de tout homme et rendre tout homme tout proche de toi. Ainsi Jésus étend à toute l’humanité le champ de notre amour. Souvent le prochain sera fortuit, et nous n’aurons pas de raison spéciale de l’aimer ou de nous rendre proches de lui, pas d’autre motif qu’une rencontre ménagée par le Seigneur. Le Samaritain aurait eu mille raisons de laisser agoniser ce Judéen au bord de la route ; mais, simplement, « il l’a vu et il en a eu pitié ».
C’est toujours ainsi que commence la charité : il faut savoir regarder et rester vulnérable au malheur, aux besoins et aux appels. Mais on ne sait jamais où la charité finira : après le moment de la pitié vient le moment de la charité active ; après les soins d’urgence viendra le transport du blessé, puis s’ajouteront les frais d’auberge ou d’hôpital. Car c’est souvent un blessé, un frère blessé, une sœur blessée, que Jésus met sur notre route. Or un blessé ne peut pas faire grand chose pour se soigner et pour guérir : il a besoin de nous.
Une chose est certaine : si on ramasse le blessé, il faudra repasser le voir ; si on s’arrête quand un homme souffre, il faut s’attendre à payer la note à la place des bandits.
Si nous nous arrêtons tout au long de la route chaque fois qu’un frère ou une sœur ont besoin de nous, nous arriverons sans doute en retard pour beaucoup de choses, nous aurons perdu le temps de bien des joies et l’argent de bien des négoces, mais nous aurons vécu pour l’unique nécessaire, car en nous faisant tout proches du plus perdu, du plus seul, du plus désespéré de nos frères, nous nous serons approchés tout près du cœur de Dieu.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.