Textes liturgiques (année C) : Jr 17, 5-80 ; Ps 1, 1-2, 3, 4.6 ; 1 Co 15, 12.16-20 ; Lc 6, 17.20-26
Frères et sœurs, l’Église nous offre à travers les textes bibliques de ce dimanche l’occasion de méditer sur notre vocation au bonheur. La première affirmation est que nous ne savons peut-être pas très bien en quoi consiste le véritable bonheur. En tout cas, ce qu’en dit le Seigneur Jésus est bien différent de nombreux discours contemporains. Malgré un certain désenchantement, la conception matérialiste du bonheur reste bien présente aujourd’hui, associant celui-ci à la satisfaction durable de ses besoins et désirs. Mais il y a également tous ces discours autour du développement personnel présentant le bonheur comme un état de plénitude, d’harmonie et d’éloignement de la souffrance. Face à cela, les paroles de Jésus sont dérangeantes et même, disons-le, scandaleuses : le Christ déclare heureux ceux qui sont pauvres, ceux qui ont faim, ceux qui pleurent et ceux qui sont persécutés en son nom. Est-ce bien sérieux ?
Jésus n’est ni un vendeur de rêves faciles, ni un leader politique ou un idéologue de plus. Quand il parle de bonheur à ses disciples, il s’appuie sur sa propre expérience humaine de bonheur. Au long de sa vie publique, Jésus vit les béatitudes qu’il proclame : il est pauvre dans sa prédication itinérante ; il expérimente la faim à travers ses déplacements mais sa faim profonde est celle de la justice ; il ne manque pas de pleurer sur l’endurcissement des cœurs et la mort de son ami Lazare ; il est haï et persécuté par beaucoup. Et pourtant il demeure dans la béatitude parce qu’il sait que Dieu le Père est toujours avec lui. Son bonheur humain et divin réside dans cette communion éternelle avec son Père à travers leur Esprit d’amour. Jésus peut expérimenter le manque et la souffrance qui accompagnent toute existence humaine sans que sa béatitude en soit affectée, car celle-ci ne se situe pas sur le même plan. Aussi veut-il inviter ses disciples à vivre de ce même bonheur à travers ces situations de manque et de souffrance qui sont pourtant réputées comme des obstacles au bonheur. C’est en fait une erreur qui nous fait comprendre que le vrai bonheur n’est pas ce que nous croyons souvent.
Une image biblique nous est offerte pour mieux le comprendre : l’arbre planté près de l’eau et évoqué dans le psaume 1. Il est remarquable que le premier mot du psautier soit celui de bonheur. Le fidèle est invité à entrer dans le bonheur envisagé par Dieu en méditant la loi du Seigneur au long des jours et des nuits. Entrer dans le bonheur durable, c’est faire sienne la Parole de Dieu de sorte qu’elle nous nourrisse et nous transforme ; cette nourriture intérieure éveille en nous une faim profonde et aiguise notre sensibilité, nous rendant capables de pleurer à bon escient ; elle nous fortifie pour endurer le combat de la vie chrétienne marquée par les contradictions et les persécutions petites ou grandes. L’homme qui s’engage sur le chemin de cette béatitude est comparable à un arbre qui traverse les saisons car il est bien irrigué et il porte du fruit. Il est relié en permanence à la source de vie qui lui donne amour et force pour vivre ce qu’il a à vivre. Ce qui est proposé dans ce psaume à tout croyant est éminemment vécu par Jésus, l’Homme accompli.
Pour notre part, nous ne sommes pas immédiatement dans cette communion parfaite avec Dieu, marqués comme nous le sommes par le péché. Il nous faut choisir de marcher sur un chemin de sagesse, en ne nous trompant pas de voie. Le prophète Jérémie nous avertit : ceux qui s’appuient sur des réalités créées déchanteront tôt ou tard car le bonheur n’est pas dans le travail ; il n’est pas dans la réputation ; il n’est pas dans sa famille ou son conjoint ; il n’est pas non plus dans ses talents. Seul est béni celui qui apprend à mettre toute sa confiance en Dieu et dit : « je n’ai pas d’autre bonheur que toi ». C’est un choix à faire chaque jour : ne pas attendre des autres un bonheur que seul Dieu peut nous donner implique un travail profond de conversion. Il s’agit d’abandonner nos idoles pour comprendre que bonheur et autosatisfaction ne sont pas compatibles. Le bonheur présenté par le Christ est fondé sur l’amour éternel de Dieu reçu et donné. Heureux ceux qui sont aimés et ceux qui aiment. Heureux ceux qui expérimentent que rien n’est obstacle à l’amour : ils vivent déjà dans le Royaume de Dieu.
Car en fait, ce que nous appelons bonheur sur cette terre n’est qu’une participation à la béatitude du Ciel. Ce n’est qu’au paradis que nous comprendrons ce bonheur qui est communion d’amour avec Dieu et les saints. Voilà pourquoi notre foi en la Résurrection du Christ est essentielle, comme le dit saint Paul. C’est parce que le Christ est ressuscité et nous sauve du malheur que nous sommes arrachés à notre péché. Plus nous nous relions intérieurement à la vie du Ressuscité, plus nous recevons cet amour éternel dans la prière et les sacrements, plus nous pouvons aimer à notre tour. Les béatitudes offertes par Jésus ne sont pas un opium pour le peuple. Elles sont des sources de lumière qui nous aident à traverser dans l’amour nos existences obscures. Elles ne nous font pas échapper à la souffrance mais elles nous fortifient maintenant pour commencer à vivre ce que nous vivrons pleinement dans l’éternité.
Frères et sœurs, demandons à l’Esprit Saint de convertir nos intelligences pour que nous entrions dans cette compréhension intérieure des béatitudes. Qu’il nous permette de choisir le bon chemin, un chemin étroit mais qui nous donne de marcher en sécurité et en paix au milieu des vicissitudes de ce monde. Oui, « Béni soit l’homme qui met sa foi dans le Seigneur ». Amen
[Fr. Jean-Alexandre de l’Agneau, ocd - (https://www.carmes-paris.org)]