Textes liturgiques (année C) : Am 8, 4-7 ;Ps 112 (113), 1-2, 5-6, 7-8 ; 1 Tm 2, 1-8 ; Lc 16, 1-13
Voilà bien un évangile embarrassant et délicat à interpréter ! Certaines affirmations sont mêmes dérangeantes voire choquantes : l’éloge d’un gérant malhonnête fait par son maître et l’appel de Jésus à imiter cet homme en se faisant des amis par des moyens peu catholiques… Jésus aurait-il perdu la tête ? Et puis dans le commentaire de la parabole, ce même Jésus met en garde contre le risque de servir l’argent. C’est à n’y rien comprendre et de fait, les interprétations de la tradition sont assez diverses …
En fait, on peut revenir aux mots mêmes pour essayer de mieux saisir un axe de lecture de cet évangile. Le mot traduit par argent est littéralement Mammon, terme étrange utilisé à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament. Certains exégètes pensent que ce terme a été construit sur la même racine sémitique que le mot Amen : donc signifie ce qui est fiable, digne de confiance, ce sur quoi on peut s’appuyer et se fier. Mammon est donc la transformation de l’argent en une idole, à travers la confiance que lui attribuent les gens. Quand ce support d’échanges devient pour moi un bien en lui-même et que je cherche à l’acquérir sans aucun autre but, il devient mon maître et je suis son serviteur. Je sers ce Mammon qualifié alors de malhonnête ou de trompeur. Voilà peut-être la question de fond qui est posée à travers cette parabole : à qui faisons-nous confiance, sur qui nous appuyons-nous, à qui disons-nous Amen ? A Dieu ou à Mammon ? Nous ne pouvons pas choisir deux maîtres ; nous sommes embarqués, il faut choisir l’un ou l’autre.
Pour nous rassurer et éviter de choisir, nous pourrions croire qu’un compromis est envisageable et citer le Seigneur : « Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles. » Nous comprendrions alors que nous pouvons continuer à gérer nos petites affaires comme le gérant, sans nous soucier du Royaume et que tout cela finira bien : aide-toi par tous les moyens et le Ciel t’aidera… Mais que fait ce gérant pour bénéficier de l’amitié des débiteurs de son maître ? Il leur remet donc il leur donne, ou bien sa commission d’après certaines interprétations ou bien l’argent de son maître. En tout cas, il donne pour alléger la dette d’autrui ; l’amitié intéressée se développe ici par le don de l’argent. Dans l’interprétation qu’en fait Jésus, on peut y voir une allusion à l’aumône. Vous aussi, comme ce gérant, donnez votre argent à ceux qui en ont besoin, donc aux pauvres et au dernier jour, ce témoignage d’amour vous ouvrira les portes du ciel. Selon cette interprétation, le Christ ne nous invite donc pas à nous appuyer sur Mammon en faisant nos petites affaires mais à l’utiliser comme un moyen pour mieux servir le Royaume. Voilà ce qui est vraiment habile : user de façon appropriée des biens qui nous sont confiés en les redonnant à qui en a vraiment besoin.
En effet Dieu nous fait confiance en nous confiant ses biens, son argent. Que ferons-nous ? Si nous choisissons de suivre Mammon, de nous fier à l’Argent à cumuler, nous capitaliserons le maximum de biens pour nous. Mais nous ne serons pas dignes de confiance car nous aurons détourné les biens confiés. Être digne de confiance, bien administrer les biens du Seigneur, c’est être habile en les distribuant de façon équitable. C’est le choix que fait celui qui se fie au Seigneur et à son Royaume. Il ne s’inquiète pas pour sa vie en faisant ses petites affaires mais il donne ce qu’il a lui-même reçu. Or « celui qui est digne de confiance dans la moindre chose est digne de confiance aussi dans une grande. » Plus nous apprendrons à partager le bien confié à ceux qui en ont besoin, plus le Seigneur continuera de nous donner ses biens. La confiance appelle la confiance. Celui qui se fie à Mammon s’enferme dans ses montages et finira seul et malheureux. Celui qui s’appuie sur le Seigneur recevra toujours davantage à la mesure qu’il donne et partage ce qu’il a reçu. Et ceci ne vaut pas que pour l’argent mais pour tous les biens culturels, moraux et même spirituels reçus.
Cependant ce partage ne peut pas se faire n’importe comment. Il suppose un sérieux discernement ! Le maître ne loue pas le fait que son gérant ait dilapidé ses biens ; de même que dans la parabole précédente de saint Luc (chap. 15), le père ne se réjouissait pas que son fils ait dilapidé son bien (le verbe utilisé par Luc est le même). La différence entre le fils cadet et le gérant, c’est que le fils sait qu’il a un père et après être entré en lui-même, il retourne chez son père ; tandis que le gérant se débrouille seul pour s’en sortir. De même pour nous, c’est dans la mesure où nous entrons vraiment en nous-mêmes et que nous retournons vers Dieu que la confiance peut mettre fin à nos engrenages mortifères. Et c’est dans la lumière de Dieu que nous verrons ce que nous sommes capables de donner à autrui et ce qui a encore besoin de mûrir avant d’être partagé. Il nous faut du temps pour nous approprier les dons de Dieu et il ne faut pas trop vite distribuer les fruits de son jardin sans s’en être nourris, nous dit sainte Thérèse d’Avila. Ou alors, nous risquons de mourir de faim…
N’ayons donc pas peur si nous choisissons Dieu comme Maître. Le Seigneur se confie en nous et nous confie son bien avec l’assistance de son Esprit ; cet Esprit qui nous rend candides comme des colombes et avisés comme des serpents. Accueillons le don de Dieu, laissons-le grandir et donnons pour mieux recevoir à nouveau. En cela consiste l’habileté des fils de la lumière. Et que cette habileté évangélique nous conduise de demeure en demeure, vers les demeures éternelles. Amen