Richesse ou charité ? (Homélie 26° dim. TO)

donnée au couvent de Paris

Textes liturgiques (année C) : Am 6, 1a.4-7 ; Ps 145 (146) ; 1 Tm 6, 11-16 ; Lc 16, 19-31

Comment entendre cet évangile comme une Bonne nouvelle sans nous laisser arrêter par ce qu’il a de déconcertant ? La première lecture qui est toujours choisie en relation avec l’évangile nous offre une porte d’entrée. En effet le prophète Amos et le texte évangélique présentent des situations de départ assez semblables. A Samarie, huit siècles avant Jésus Christ, des gens riches ne font rien de mal, si ce n’est peut-être la démesure avec laquelle ils mangent de bonnes viandes, boivent le vin à même ces beaux vases que sont les amphores, jouent de la musique sur la harpe et se frottent avec des parfums de luxe. Ils ne font rien qui soit mal en soi, mais ils ne se soucient pas du « désastre d’Israël » dit le prophète. Le « désastre » auquel ils sont les premiers à coopérer, c’est qu’en Israël on oublie non seulement le Dieu de l’alliance pour se tourner vers les idoles mais on oublie aussi le pauvre, les nombreux pauvres qui existaient alors à Samarie dans une époque de prospérité. Ils ne font pas de mal mais ils ne font pas le bien essentiel qui est de vivre en relation vivante avec Dieu et d’être attentif aux nécessiteux tout proches. Ils sont enfermés dans leur vie de plaisir. On peut en effet s’enfermer dans un univers de musique dont on fait une idole. Le prophète annonce, vers 750 av Jésus Christ, que le plaisir de ces riches est éphémère tant leur comportement méconnait la loi de Dieu ; de fait trente ans plus tard les assyriens détruiront Samarie et déporteront une partie de la population. Le plaisir égoïste dans la mise de Dieu à l’écart n’a qu’un temps, il ne débouche pas sur le bonheur.

« Lazare et l’Homme riche » Jacopo Bassano

Le Comportement de l’homme riche de l’évangile est semblable à celui des « vautrés de Samarie », mais l’évangile parle aussi de ce qui advient après la mort tant pour le riche que pour le pauvre. Ici, il faut prêter attention : Jésus invente une histoire, une parabole comme il en a le secret. Autrement dit, l’évangile nous fait quitter le terrain de l’histoire qui était celui du prophète Amos pour passer à celui de la fiction qui a sa signification propre. La parabole n’est pas un enseignement sur l’au-delà dont chaque détail aurait un sens. Elle a une pointe, elle vise à mettre en valeur une vérité. « Le pauvre mourut et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham » - le patriarche qui est dans une condition heureuse -, « le riche mourut aussi et on l’enterra ». A l’horizon de toute vie humaine la mort introduit un renversement de situation, d’une manière ou d’une autre. On entend ici un écho des béatitudes que l’évangile selon st Luc nous a fait lire antérieurement. « Heureux vous les pauvres, le royaume de Dieu est à vous… Malheureux vous les riches, vous tenez votre consolation ». Toute l’imagerie de la parabole, avec la fournaise et le grand abime infranchissable qui sépare Lazare du riche, met en face de cette réalité : le comportement durant la vie présente a ses conséquences dans la vie future qui est un avenir dont nous sommes responsables.

L’avertissement est clair : il y a urgence à ne pas reporter à plus tard le bien à faire, à porter attentions au pauvre tout proche et à l’aider en acte selon nos possibilités. Tel est le point précis de l’enseignement de cette première partie de la parabole. S’il ne dit pas tout, Il constitue un sérieux avertissement, une heureuse mise en garde contre la tentation de remettre toujours à plus tard, quand on verra plus clair. Mieux encore, il signifie que le moment présent est une grâce à reconnaitre car il est toujours le moment où nous avons à aimer et où nous pouvons aimer, c’est-à-dire bâtir la communion et l’éternité.

Mais ce n’est pas le principal de la parabole. Voici que l’histoire se poursuit et que le riche en vient à se soucier des autres pour la première fois, de ses frères encore sur la terre. S’adressant à Abraham : « Je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père auprès de mes frères… Si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront. » Avec audace, le riche ne demande rien de moins qu’un miracle, la résurrection de Lazare pour que celui-ci aille prévenir les frères du riche de leur vivant. Et Abraham de lui répondre « Ils ont tout ce qu’il faut, ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent » Formulant une opinion souvent entendue, peut-être y souscrivons-nous, le riche s’imagine qu’un miracle obtiendrait ce que l’Écriture ne peut obtenir. Abraham dénonce l’erreur. Un miracle, fut-ce la résurrection d’un mort ne parviendrait pas à convertir ceux qui refusent de recevoir dans la foi le message de la loi et des prophètes. Ne nous arrive-t-il pas d’imaginer que si nous bénéficions de quelque apparition du Ressuscité, nous nous déciderions à changer de vie sur un point important ! La leçon principale de l’évangile est là : c’est l’écoute de la Parole de Dieu qui conduit à se convertir. Est-ce que nous en tenons compte ?

Il y a même plus ; l’attention active au pauvre et l’usage de la richesse ne sont pas une nouveauté évangélique. C’est un message traditionnel qui est déjà au cœur de la loi et des prophètes. Le livre du Deutéronome l’inscrit et le répète : « S’il y a chez toi un indigent… tu ne raidiras pas ton cœur et tu ne fermeras pas ta main devant ton frère indigent ».. L’indigent c’est toute personne en manque grave, tout miséreux affecté dans sa santé physique, morale, psychique. « Je te le commande : tu devras ouvrir ta main pour ton frère, pour ton pauvre dans ton pays. C’est l’appel sans cesse repris par les prophètes … et par Jésus.

Y répondre n’est pas facile : les questions viennent et se bousculent, comment faire, il y aurait tellement à faire et mes moyens sont limités. La parole de Dieu ne dit pas le comment dans tel cas précis. Elle énonce et répète : « Tu aimeras ton prochain », aimer en vérité, en acte celui qui est à côté. Si elle relance l’interpellation sur ce point essentiel de la charité, c’est pour que nous ne nous y habituions pas, comme à quelque chose de connu. Et entendre à nouveau cet appel dans l’Eucharistie a un sens profond. Nous mettons toute notre vie à nous convertir, à apprendre à aimer vraiment. Sur ce chemin, le Christ nous accueille dans l’eucharistie ; il s’offre à nous visiter de l’intérieur, à venir aimer en nous. A nous de nous unir à lui.

Fr. Dominique Sterckx, ocd - (couvent de Paris)
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