Que dire en la fête de tous les Saints ? J’en suis tout à la fois émerveillé et effrayé. Émerveillé parce qu’elle est clairement une fête d’espérance qui attire jusque dans nos cimetières des femmes et des hommes qui mettent rarement les pieds dans nos églises et chapelles, et je me rappelle que la sépulture et le culte des morts sont reconnus comme la marque de la naissance de l’humain ; les animaux n’enterrent pas leurs morts.
Effrayé, parce que je comprends à quel point notre civilisation est devenue rebelle à toute sainteté authentique puisqu’elle en arrive à mettre en œuvre ce que le livre de l’Apocalypse vient d’évoquer : « Ne faites pas de mal à la terre et à la mer, ni aux arbres »… Ce que les anges n’ont pas fait, nous, nous l’avons réussi dans notre monde moderne. Le pape François l’a rappelé en adressant à tous les hommes la lettre encyclique « Laudato si sur la sauvegarde de la maison commune ». « Nous sommes capables de dévaster la terre mieux que les anges. Et c’est ce que nous faisons, nous le faisons : dévaster la création, dévaster la vie, dévaster les cultures, dévaster les valeurs, dévaster l’espérance. Et combien avons-nous besoin de la force du Seigneur afin qu’il nous scelle de son amour et de sa force, pour arrêter cette folle course à la destruction ! » (François, 1er novembre 2014)
Et je me suis souvenu de ces paroles que Georges Bernanos, souffrant du cancer qui allait l’emporter six mois plus tard, écrivait dans son dernier agenda les 18 et 19 janvier 1948 : « Danger de se représenter l’amour de Dieu comme un amour de condescendance. Dieu désire sa créature d’un désir dont la moindre représentation nous réduirait en poussière. C’est pourquoi il a caché ce désir au plus profond du doux Cœur souffrant de Jésus Christ. » La sainteté c’est d’abord le grand désir de Dieu pour nous, ce désir qu’il met en œuvre en se donnant à nous, en répandant en nos cœurs l’Esprit Saint.
Bernanos ajoutait le lendemain : Jésus, « Il n’est pas venu en vainqueur mais en suppliant. Mais il est comme réfugié en moi, sous ma garde, et je réponds de lui devant le Père. » Quelle immense responsabilité pour tout disciple de Jésus ! Jésus réfugié en notre cœur ! Oui, la fête de tous les saints c’est d’abord la fête du Dieu caché en nous avec le Christ. Paul dit cela autrement : « Notre vie est cachée avec le Christ en Dieu ». Mais où est-il caché, ce Christ, sinon en nous-mêmes depuis la Résurrection des morts ? Hélas, nous sommes exilés de nous-mêmes, c’est ce qu’on appelle le péché. Comme l’enfant prodigue, nous croyons que Dieu est loin de nous, c’est nous qui sommes loin de lui. Avec saint Augustin nous pouvons confesser : « Où étais-tu si loin, si loin de moi ? J’étais si loin en terre étrangère, exclu de toi, et même privé des cosses de ces porcs que je nourrissais de cosses… Malheur ! Malheur. Par quelles marches ai-je descendu dans les profondeurs de ces enfers ? oui, je m’échinais et me débattais sans la vérité, et c’est toi, mon Dieu − oui je l’avoue − qui as eu pitié de moi alors que je ne te confessais pas encore −, et c’est toi que je cherchais, toi plus intérieur que mon intimité, plus élevé que mes sommets, interior intimo meo et superior summo meo ! » Oui, tel est le mystère de Dieu en l’homme, Dieu plus intérieur que mon intimité, plus élevé que mes sommets (Confessions III, 6, 11). « Trop tard je t’ai aimée beauté si ancienne et si neuve, trop tard je t’ai aimée. Regarde : tu étais à l’intérieur, j’étais dehors, à ta recherche. J’étais difforme, je me jetais sur l’élégance de tes formes. Tu étais avec moi, je n’étais pas avec toi. Ton appel. Ton cri. Tu as broyé ma surdité… » (Confessions X, 38)
Sainte Élisabeth de la Trinité, que nous fêtons vendredi prochain, nous est donnée comme une amie qui veut nous conduire en cette demeure plus intérieure, en ce plus intime que l’intime de nous-mêmes : « Au Ciel ma mission sera d’attirer les âmes en les aidant à sortir d’elles pour adhérer à Dieu par un mouvement tout simple et tout amoureux, et de les garder en ce grand silence du dedans qui permet à Dieu de s’imprimer en elles, de les transformer en Lui-même » (Lettre 335).
C’est la grâce qu’il nous est proposé d’accueillir, de laisser grandir, de rayonner quand nous célébrons la Toussaint. Écoutons encore Georges Bernanos dans son dernier agenda : « Je pense à lui, et c’est moi peu à peu que je découvre, ainsi qu’un autre Lui-même, tout au fond du bourbier où je remue encore. » (21 janvier 1948). Comme c’est beau, en forant un peu en nous-mêmes, de retrouver le désir que le Seigneur a semé en nos cœurs dès l’enfance peut-être, cette joie qui jaillit de communier avec notre propre désir de la sainteté. « J’ai toujours désiré d’être une sainte », disait Thérèse de Lisieux. Demandons la grâce aujourd’hui les uns pour les autres de cette béatitude, de ce bonheur indestructible.