La petite voie, c’est le Christ, Chemin, Vérité et Vie pour quiconque met en lui toute sa confiance.
Il est peut-être erroné de parler de découverte, puisque nous venons de voir que Thérèse a vécu chacun des éléments constitutifs de la petite voie bien avant l’automne 1894. Ce qui est vraiment nouveau alors, c’est la compréhension que Thérèse a de sa petite voie. La possibilité de la fonder sur la Parole de Dieu confirme Thérèse dans ses intuitions et l’ouvre à une véritable conversion spirituelle : le désir d’une sainteté à venir qu’il faudrait conquérir à force de générosité cède le pas à la reconnaissance émerveillée de cette sainteté tout autre que nous possédons déjà dans le Christ. La petite voie, c’est le Christ, Chemin, Vérité et Vie pour quiconque met en lui toute sa confiance. A travers l’image de l’Ascenseur, Thérèse évoque cet acte de confiance : se mettre dans les bras de Jésus comme quelqu’un s’en remet à un ascenseur pour le conduire dans les étages supérieurs. L’originalité ici de l’Ascenseur, est qu’il doit nous conduire à la communion avec Dieu. Or, cela est déjà réalisé dès l’instant que nous sommes montés dedans : vivre en communion avec le Christ par la foi, c’est être en communion avec Dieu lui-même. Telle est la sainteté qu’il nous est déjà donné d’accueillir. Cette perspective nous décentre de la préoccupation d’une image idéale de soi à réaliser pour nous centrer sur la contemplation de la Personne du Christ.
Thérèse a fait la découverte de ce chemin de sainteté chrétienne au terme de sept années de combat pour se donner totalement au Christ dans sa vie de carmélite. Nous retrouvons de manière plus développée la description de la petite voie à travers le récit de la découverte qu’elle en fit à l’automne 1894. Le contexte est toujours celui du désir de la sainteté, c’est-à-dire d’une parfaite communion à l’amour de Dieu.
- Pour lire le récit de Thérèse dans son autobiographie
I - Le constat de départ
Il y a un écart considérable entre le désir et la réalité. Ce constat est de toujours.
1) l’idéal reçu [A1]
Thérèse a reçu une éducation religieuse très accès sur un idéal élevé de perfection chrétienne. Elle a vécu cette exigence avec une hypersensibilité maladive. Elle porte intensément le désir de faire plaisir à sa famille, au Bon Dieu, en ajoutant « des perles à sa couronne ». Au Carmel, il lui est à nouveau proposé un idéal élevé de perfection chrétienne : Montée du Mont Carmel de Jean de la Croix, Chemin de perfection de Thérèse d’Avila. Après 10 années de combat pour correspondre à cet idéal elle est comme au pied d’ « une montagne dont le sommet se perd dans les cieux ! »
2) L’expérience de ses limites [A2]
Thérèse a été traitée comme une enfant par ses proches. Elle est et reste même au Carmel la petite dernière. Outre son émotivité excessive, sa maladresse dans le domaine des choses pratiques lui vaut bien des humiliations. Certes la grâce de Noël 1886 a été un pas décisif, une sortie de l’enfance qui lui permet d’entrer au Carmel et d’en assumer courageusement les exigences. Pourtant, arrivée au Carmel, sa vie d’oraison devient aride. Au lieu du goût qu’elle y trouvait jusque là, elle doit lutter contre le sommeil et ne sort pas toujours gagnante de ce combat : quelle humiliation pour une carmélite que de dormir à l’oraison ! Thérèse se perçoit comme « le grain de sable obscur foulé par les pieds des passants. ». Ces passants sont peut-être ses propres sœurs qui regardent avec condescendance cette jeune carmélite un peu gauche.
3) Le fondement de la petite voie
A l’origine de la recherche d’une voie nouvelle, il y a la perception d’un écart que Thérèse a tout fait pour réduire et qui s’avère irréductible : plus haut que ciel / plus bas que terre. Cette perception ne peut se faire au moment d’une première conversion alors que des progrès réels dans la vertu sont possibles. Elle a lieu quand on a le sentiment d’une impuissance invincible à aller plus loin tandis que l’on est plus que jamais conscient de tout le chemin qui reste à parcourir. Est-ce que je me serais trompé ? Dieu m’aurait-il trompé en me demandant des choses impossibles ? Ma recherche de Dieu n’était-elle qu’illusion ?
II - Le combat de la foi
Je suis donc en situation d’échec et en difficulté par rapport à la confiance que j’ai mise en Dieu. Est-ce que je vais capituler ou me révolter face à ce qui apparaît injuste ? Non car j’ai mis ma foi en un Dieu qui ne peut ni me tromper ni me décevoir. En Dieu, il n’y a pas d’impasse. La foi permet toujours à celui qui ne doute pas de la bonté de Dieu de trouver une issue. Je n’ai pas de preuve indubitable de cette bonté. C’est pour cela qu’elle requiert ma foi, ma confiance comme un engagement de ma liberté. L’acte de foi est la condition première et constante de toute expérience authentique de Dieu. Il faut d’abord faire confiance pour faire l’expérience ensuite de ce que cela n’a pas été fait en vain.
1) Refuser de se décourager [B2]
Face à l’expérience de nos limites et de notre incapacité à les dépasser, non seulement nous devons ne pas nous replier sur nous-mêmes, sur le sentiment de notre misère mais nous devons nous ouvrir à Dieu dans un acte de foi. C’est une très grande grâce de connaissance de soi que de percevoir alors l’écart infini qui me sépare de Dieu et d’y consentir.
2) Croire en nos vrais désirs [B1]
La foi en la vérité de nos désirs est fondamentale pour que la grâce de Dieu puisse nous donner de les réaliser. L’acte de foi est la part de coopération active que Dieu attend de nous pour conduire à leur terme des désirs qu’il a lui-même suscités en nous par sa Parole. Il s’agit ici de tout désir d’aimer sans limite et sans fin. Nous pouvons y croire, car ils sont un don de Dieu qui ne peut nous inspirer des désirs impossibles à réaliser !
3) Se mettre en chemin
L’acceptation de notre vie réelle nous appelle donc à une confiance totale, mais aussi à une recherche constante. Puisque le désir de la sainteté est un don de Dieu, puisque je perçois l’écart qui me sépare de sa réalisation, je réponds à l’appel de Dieu en recherchant une issue à ce dilemme bien que la solution ne puisse venir que de Dieu. La confiance en Dieu oblige à chercher au-delà de nos évidences premières : entre mes limites terrestres et mes désirs insatiables, il y a un chemin, car les unes et les autres sont un don de Dieu.
III - La recherche d’un ascenseur [B]
1) La comparaison de départ
Elle nous situe dans le contexte culturel de l’époque. L’ascenseur est une invention toute nouvelle ! Si l’homme se montre si ingénieux et créatif pour son confort, ne peut-il faire preuve de la même créativité en vue de sa sanctification ? L’ascenseur est mis en opposition avec un rude escalier. Il représente les bras de Jésus qui permettent de ne pas avoir à gravir le rude escalier de la perfection.
2) Distinguer le moyen et le but
Le but, c’est l’amour de Jésus, la communion avec Jésus. Le moyen ne peut pas être le rude escalier de la perfection car il s’est avéré impraticable : devenir irréprochable au regard d’un certain idéal grâce à la générosité de nos propres efforts ; il a fallu des années d’efforts inutiles à Thérèse pour comprendre cela ! Il faut donc chercher, mais où chercher si ce n’est dans l’Écriture ! Thérèse nous montre comment nous devons lire celle-ci avec nos propres questions pour trouver en elle la lumière.
IV - La découverte (automne 1894)
« Si quelqu’un est tout petit qu’il vienne à moi. » (Pv.9,4)
Non seulement la petitesse n’est pas un obstacle pour aller à Dieu, mais elle en est la condition. Non seulement il ne nous est pas demandé de monter au ciel, mais au contraire de rester sur la terre. Il ne s’agit pas de dépasser nos limites, mais d’y consentir, car c’est dans la vérité de notre condition humaine que nous pouvons rencontrer le Seigneur.
« Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux ! » (Is.66,12cd-13ab)
L’ascenseur recherché, ce sont les bras de Jésus lui-même : le moyen est déjà la fin recherchée ! La petite voie toute nouvelle a cela d’extraordinaire que l’on est déjà parvenu au but dès lors que l’on est en chemin. Jésus est le chemin, la vérité, la vie ; s’abandonner à lui, c’est être uni à Dieu. Cette petite voie est bien toute nouvelle. Elle est même l’opposé de la précédente : s’appuyer toujours plus sur la confiance en l’œuvre de Dieu en nous et non sur nos propres efforts pour nous convertir.
L’acte de foi qui a rendu possible la découverte de la petite voie est lui-même transformé. Il s’agissait de croire que je pourrai rencontrer Dieu un jour. Maintenant, il s’agit de reconnaître que c’est déjà lui qui me porte avec amour. Nos imperfections, nos limites, nos impuissances sont alors autant de chances de nous laisser porter, bercer, consoler par Dieu. Notre misère, notre fragilité, voire notre péché sont le lieu privilégié de notre union à Dieu. Elles sont le lieu de la gratuité inouïe de l’amour à partir duquel nous sommes appelés à chanter éternellement les miséricordes du Seigneur.
V - Les transformations opérées [C]
Le désir s’est transformé. Du désir plutôt narcissique d’être une grande sainte Thérèse a accédé à celui de faire plaisir à Jésus : elle désire être en relation avec Jésus de manière à lui faire plaisir.
Sa confiance audacieuse en Dieu reposait au départ sur la certitude que Dieu est la source de nos bons désirs. Cette confiance s’appuie à la fin sur l’expérience de ce que Dieu va encore plus loin que ce que nous pouvions imaginer dans l’exaucement de notre désir.
Le consentement à notre finitude humaine avec ses limites apparaît au départ sous la forme de la résignation. Il s’exprime à la fin à travers une véritable exultation. Il entre à son tour dans la dynamique du désir sous la forme d’un désir paradoxal d’être tout petit : accepter nos limites constitue la condition de possibilité de progrès réels parce que réalistes. C’est aussi s’accepter tel que l’on est en y reconnaissant le don de Dieu.
Thérèse éprouve une véritable exultation, car la clé de sa découverte, c’est le Christ. Il a assumé notre condition humaine tout en vivant la parfaite communion avec Dieu son Père : il nous révèle ainsi la merveille de notre condition humaine sans nier réalité de sa finitude et de sa fragilité. Bien au contraire, dans cette finitude, il nous est donné de nous recevoir déjà tout entier de la tendresse de Dieu à l’exemple du Christ pour devenir les enfants de Dieu.
Ainsi ne devons-nous pas grandir, mais être pleinement nous-même devant Dieu à l’exemple du Christ. La réalité de notre vie humaine est ainsi portée par l’humanité du Christ qui vit et agit en nous par le souffle de son Esprit. Vivre pleinement notre condition humaine, c’est se laisser porter par les bras de Jésus en qui notre humanité est assumée par le Fils de Dieu.
L’union au Christ consiste à être pleinement soi-même, c’est-à-dire à être en vérité tout petit devant Dieu. La petite voie se comprend comme relation à Dieu : au regard de son amour infini, nous nous reconnaissons tout petits.
VI - Conclusion
Thérèse malade sent qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre. L’important pour elle est de se laisser conduire, de se laisser faire par les événements. Son seul désir est de faire plaisir à Jésus. Pourtant elle continue à lutter. Elle cherche à se dominer, à ne pas céder à ses faiblesses, à faire plaisir aux autres. Mais elle le fait désormais par reconnaissance pour l’amour gratuit de Dieu et non plus pour mériter cet amour. Elle le fait pour le bien des autres et non plus pour parvenir à une perfection personnelle. Aussi, quand elle échoue dans ses efforts, elle s’en réjouit, car elle peut grandir alors dans la conscience de sa petitesse et accueillir plus gratuitement encore l’amour de Dieu.