Textes liturgiques (année B) : 1 R 19, 4-8 ; Ps 33 (34) ; Ep 4, 30 – 5, 2 ; Jn 6, 41-51
Nous voici au cœur de l’un des discours les plus audacieux de l’histoire humaine : un homme, Jésus de Nazareth, fait de chair et de sang, exhorte ses auditeurs à le manger. Il insiste avec une force saisissante : « Amen, amen, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. En effet, ma chair est la vraie nourriture, mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui » (Jn 6, 53-56). Ces paroles choquantes, à première écoute, sont au cœur de l’enseignement du Christ sur la vie éternelle. Pour saisir la profondeur de ce discours, il est nécessaire de s’interroger sur la nature même de la vie. Qu’est-ce que la vie ? Cette question, qui a traversé les âges et occupé les philosophes, poètes et scientifiques, touche aux fondements de notre existence. La science moderne définit la vie comme « un système chimique auto-entretenu capable d’évoluer de manière darwinienne » , une définition officiellement adoptée par la NASA . Bien que pertinente, elle se limite aux manifestations observables de la vie : la reproduction, l’adaptation et l’évolution. Cependant, elle reste silencieuse sur l’origine et le sens ultime de la vie. En effet, pour parler de la vie, ces scientifiques se concentrent sur l’observation des êtres vivants. Nous, êtres vivants, sommes composés de cellules qui transforment l’énergie et la matière pour se maintenir en vie. Nous naissons, nous grandissons, nous nous reproduisons, et nous nous adaptons à notre environnement avant de mourir. Par conséquent, une pierre, étant inanimée, échappe à cette définition. Cette approche scientifique, en mettant l’accent sur la capacité des organismes à se reproduire, à s’adapter et à transmettre leurs caractéristiques aux générations futures, est juste mais incomplète. En vertu de cette définition, même une forme de vie artificielle créée en laboratoire pourrait être considérée comme « vivante ». Pourtant, malgré ces avancées, nous ne parvenons toujours pas à définir fondamentalement ce qu’est la vie, ni à en expliquer scientifiquement l’origine.
Le Christ, dans son discours, propose une perspective radicalement différente. Il affirme : « Je suis la vie » (Jn 14, 6). En dehors de Lui, il n’y a pas de vie véritable. En proclamant que sa chair est nourriture et son sang boisson, Jésus révèle un mystère qui transcende la vie biologique : celui de la vie eucharistique et plus largement, de la vie éternelle. Ce sacrement, où le Christ se rend présent sous les apparences du pain et du vin, est la source de la vie divine pour ceux qui croient en lui. Il ne s’agit pas simplement d’un acte symbolique, comme certains pourraient le dire, mais d’une réalité substantielle où Jésus se donne entièrement pour que nous ayons la vie en plénitude (Cf. Jn 10, 10). Mais pour que cet acte soit réellement accompli, il faut que Jésus le Christ, réalise un sacrifice, son propre sacrifice et donc de passer par la mort.
Dans le contexte juif, le sacrifice est au cœur de l’expiation des péchés. Jésus se présente, dans son discours, comme l’Agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde (Jn 1, 29). Son sacrifice sur la Croix, anticipé par l’institution de l’Eucharistie à la sainte Cène, est l’acte suprême par lequel il donne sa vie pour le salut de tous : « Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, le rompit et, le donnant aux disciples, il dit : « Prenez, mangez : ceci est mon corps. » Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il la leur donna, en disant : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude en rémission des péchés. » . La consommation de sa chair et de son sang dans l’Eucharistie est ainsi la participation directe à ce mystère de salut. En disant aujourd’hui « le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde » (Jn 6, 51), Jésus annonce explicitement son offrande totale pour l’humanité.
Mais, il y a une pierre d’achoppement dans ce discours, cette pierre est la mort. Jésus doit mourir. Et nous savons tous, que la mort est l’échec ultime du vivant, l’instant où la vie s’éteint. À la mort, le souffle cesse, le cœur s’arrête, le sang ne circule plus, l’activité cérébrale s’interrompt, et nous ne répondons plus à nos proches. Ainsi pour que tout soit possible, il faut obligatoirement une victoire sur cette mort. Le Christ devra ressusciter ! Et, le tombeau vide atteste que le corps de Jésus a échappé à la corruption mortelle. Le Christ ressuscité, que ses disciples ont rencontré, est immortel et incorruptible. Par sa Résurrection, la nature humaine est transformée, profondément renouvelée, et Jésus peut désormais se rendre visible ou invisible à volonté. Cette proclamation de foi témoigne que Jésus est effectivement la vie, qu’il est la source même de la vie. Cependant, notre tendance matérialiste nous empêche souvent de croire en la Résurrection. Nous réduisons notre existence à une conception purement biologique et chimique, oubliant la dimension spirituelle. Cette vision réductrice, issue du matérialisme et du rationalisme, conduit à nier toute réalité qui ne serait pas observable ou mesurable. Ainsi, nos pensées et sentiments, invisibles, sont réduits à de simples processus chimiques du cerveau.
Saint Paul souligne la centralité de la Résurrection dans la foi chrétienne : « S’il n’y a pas de Résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité. Et si le Christ n’est pas ressuscité, notre annonce est vaine, vaine aussi notre foi… » Il ajoute : « Si c’est pour cette vie seulement que nous avons espéré dans le Christ, nous sommes les plus misérables de tous les hommes » (1 Co 15, 14-16). La Résurrection n’est pas seulement la victoire sur la mort, elle valide également tout l’enseignement de Jésus sur le mystère de l’eucharistie. C’est parce que Jésus est ressuscité, que son corps vivant montre avec force qu’il est glorieux et incorruptible, comme en témoignent les apparitions du Ressuscité aux disciples.
Pour les chrétiens catholiques et orthodoxes, l’Eucharistie est bien plus qu’un symbole ; elle est la véritable nourriture qui nous unit au Christ et nous fait participer à sa vie divine . Saint Thomas d’Aquin, dans son hymne eucharistique , compare Jésus au pélican , cet oiseau légendaire qui, selon la croyance médiévale, nourrit ses petits de sa propre chair et de son sang. Cette image puissante illustre le don total de Jésus dans l’Eucharistie : il se donne à nous, non pas en partie, mais en totalité, à l’image d’une mère qui allaite son enfant de sa propre substance, elle ne donne pas une nourriture qui a été préparée sur un plat à côté, elle donne de la substance de son corps. D’une certaine manière, Jésus fait cela avec nous dans l’Eucharistie.
Le mystère de l’Eucharistie révèle que l’amour obéissant de Jésus pour son Père, manifesté dans son sacrifice, purifie et sanctifie tous les mouvements de notre vie humaine. Comme l’exprime saint Paul dans sa lettre aux Colossiens : « En lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2, 9). Jésus, vrai Dieu et vrai homme, nous transmet cette plénitude divine à travers l’Eucharistie, nous offrant ainsi une participation à sa vie éternelle. Jésus nous rappelle aujourd’hui encore : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui » (Jn 6, 56). C’est dans l’Eucharistie, où le Christ se donne à nous dans son Corps et son Sang, que nous trouvons la source et le sommet de la vie spirituelle. Cette union intime eucharistique avec le Christ nous ouvre à la vie éternelle, nous vivons de la Résurrection ici et maintenant. Que l’Esprit Saint, consubstantiel à Jésus et au Père, nous accorde un rayon de sa lumière pour que nous puissions le comprendre et en vivre pleinement. Amen
Fr. Jean-Sébastien de Notre-Dame du Sacré-Cœur, ocd - ([Couvent de Roquebrune])