Textes liturgiques (année B) : Dt 4, 1-2.6-8 ; Ps 14 (15) ; Jc 1, 17-18.21b-22.27 ; Mc 7, 1-8.14-15.21-23
L’évangile est décidément tout à la fois redoutable et la source d’une liberté inouïe et d’un réconfort inespéré ! Et cette espérance est d’autant plus haute que l’effroi fut profond : c’est qu’il n’y d’autre espérance que celle qui jaillit du désespoir traversé et de lumière que celle de l’aurore qui surgit au terme de la nuit. En ce dimanche, l’évangile pointe deux lieux, deux expériences de ces traversées, de ces retournements. Premièrement, en fustigeant les pharisiens pour leur hypocrisie, Jésus nous renvoie à nos propres duplicités, à nos apparences illusoires, à l’incohérence de nos actes et paroles eu égard à notre vie réelle, nos exigences ou nos prétentions. Certes, il y a dans tout cela une part plus ou moins aveugle et, de l’inconscience à l’imposture en passant par l’hypocrisie, il y a toute une gamme dans ces discordances. Mais l’esquive de dire que cela ne concerne que les autres (les autres religions ou d’autres coreligionnaires) serait elle-même pharisienne : pharisien d’accuser l’autre d’être pharisien !
Il y a au contraire une grâce et une aubaine quand nos yeux se dessillent, à condition de le vivre non comme un malheur ou une malédiction mais comme une libération et l’accès à une vérité profonde. Libération de réaliser que notre obsession des mains pures et donc notre phobie des mains sales est sans fondement car « rien de ce qui est extérieur n’est impur », selon Jésus reprenant la bénédiction originelle de la Genèse (« Et Dieu vit que cela était bon ») ou annonçant l’ivresse mystique d’un Paul ou d’un Jean de la Croix : « tout est à moi ».
Accès aussi à la vérité profonde de notre cœur. Le cœur est le lieu où la liturgie de la Parole nous conduit en ce jour : défi de l’intériorité, de la conscience de ce qui habite notre cœur et qui s’exprime par l’appel à l’écoute : « Écoute Israël ! » ; « accueillez dans la douceur la Parole semée en vous ». Le cœur est le lieu du discernement, de la connaissance de soi.
L’évangile nous y conduit sur un chemin d’humilité, d’unification. Quelle espérance ! Mais, deuxième lieu d’effroi, le cœur s’avère aussi le lieu source de nos turpitudes dont Jésus nous donne une liste que la Tradition reprendra avec les péchés capitaux (au sens des péchés qui sont la tête – caput - de tous les autres). Les lecteurs de Jean de la Croix savent qu’un tel catalogue se trouve au début du livre de la Nuit obscure, ne laissant à l’âme aucun échappatoire : il lui faut être transformée en profondeur et cela lui est impossible par elle-même. Il est intéressant de noter que le Docteur mystique place cette liste à cet endroit de son exposé, c’est-à-dire à un stade déjà avancé de sa description du parcours spirituel. Il faut une certaine confiance en la grâce pour la supporter mais il s’agit surtout de réaliser qu’on ne se sauve pas par « soi-même ».
Il faut se savoir perdu pour accueillir le salut ! La simple intériorité si elle ne s’ouvre pas à l’altérité devient un infecte cloaque où fermentent toutes nos pensées perverses. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’appel pressant de st Jacques non seulement à écouter mais à agir, à se tourner vers l’autre. Il faut oser en quelque sorte les mains sales. On se rappelle les propos de Péguy : il a « les mains pures mais il n’a pas de main. Et nous, avec nos mains calleuses, nos mains noueuses, nos mains pécheresses, nous avons quelque fois les mains pleines ». De fait, notre foi au Christ ne nous invite pas à vivre comme des séparés (des pharisiens), des préservés dans nos apparences ou l’îlot de notre intériorité, dont la grande illusion serait de croire que c’est par nos propres efforts que nous pouvons nous nettoyer.
Il n’y a qu’une seule eau qui nettoie, celle que nous donne le Christ, celle qui jaillit de son côté ouvert… Heureuse expérience des mains sales et du cœur impur si elle nous permet de croire que la seule pureté est celle que donne Dieu. Nous serons alors écrin de la grâce, appelant l’action de grâce. C’est ainsi que l’on peut relire la finale de notre deuxième lecture « Il n’y a pas un peuple sage et intelligent comme cette grande nation ». Le peuple des saints ne se distingue pas par sa puissance ni son intelligence mais montre à voir l’œuvre de Dieu qui libère, qui fait accéder à la vérité du cœur et qui conduit les cœurs libres et ouverts par l’Esprit de Dieu.
Le cœur et ses turpitudes, lieu d’effroi et de découragement, devient alors celui de la plus folle espérance : « rien ne peut nous séparer de l’amour du Christ » car « si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur ». Mesurons le chemin entrevu depuis l’obsession des mains pures mais aveugle sur ses incohérences, au désir du cœur pur mais impuissant face à la radicalité des tendances mauvaises qui conduit à l’offrande de tout l’être, corps, âme, esprit et mains sales au besoin et qui sait que Dieu seul sauve, unifie, rend heureux et fécond.
C’est un chemin d’intériorisation et d’intégration : du mode du sacré et de la convenance, à celui de la morale (avec son souci du juste, du vrai et du bon avec le développement des vertus), à celui de la spiritualité (avec l’accès au cœur et au silence). Mais notre foi au Christ va plus loin : l’évangile est une mystique au sens d’une rencontre qui nous transforme et nous conduit vers l’union à Dieu, qui nous configure au Christ et nous fait mouvoir au souffle de l’Esprit. Ce chemin, scandé par ces passages du désespoir à l’espérance que donne la grâce de Dieu, sans cesse nous déloge et nous reloge – nous reconstruit –, nous appauvrit et nous enrichit : qu’il soit nôtre, à l’école patiente de l’évangile, pour la joie de Dieu ! Amen
Fr. Guillaume Dehorter, ocd - Couvent d’Avon