Aimer Jésus et le faire aimer - 01/10/21 (Solennité de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus)

donnée au couvent de Paris

Textes liturgiques (année B) : Ba 1, 15-22 ; Ps 78 (79) ; Lc 10, 13-16

Le Seigneur ne cesse de nous offrir ce dont nous avons besoin pour demeurer et grandir dans la communion avec lui. Il en est ainsi pour chacun de nous, de façon individuelle. Il en est aussi de même pour nos familles, nos communautés, pour l’Église entière. En ce sens, on a pu dire que, à l’aube du XXe siècle, Thérèse était bien la sainte dont l’Église et le monde avaient besoin. Alors que ce siècle allait voir le déferlement des totalitarismes athées, qu’il allait connaître l’enfer sur terre, l’enfer de l’avilissement et de l’extermination programmée de l’homme par l’homme dans les camps nazis et les goulags, s’était propagée comme une traînée de poudre la dévotion et l’amour pour cette jeune moniale. Qu’avait-elle à apporter face à de telles tragédies ?

Ceci : non seulement elle avait vécu avec ardeur le désir d’aimer Jésus et de le faire aimer, mais elle avait aussi expérimenté au plus profond de sa chair le drame de l’effondrement, le drame de la disparition du sentiment, de la perception du sens spirituel de sa vie. En effet, Thérèse, minée par la tuberculose, a aussi passé les dix-huit derniers mois de sa vie dans une « nuit de la foi » (PN 54) dont elle parvient parfois à parler dans ses écrits : « Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi (…) Il permit que mon âme fût envahie des plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et de tourment » (Ms C 5v°). Et quand elle pense à l’image du voile que les mystiques emploient pour parler de la foi, léger tissu qui n’aurait qu’à se déchirer pour laisser paraître la clarté de la présence de Dieu, elle s’exclame : la foi, « ce n’est plus un voile pour moi, c’est un mur qui s’élève jusqu’aux cieux et couvre le firmament étoilé » (Ms C 7v°).

Comment a-t-elle pu rester debout au milieu de ce champ de ruines ? D’abord, en choisissant de vivre jusqu’au bout, coûte que coûte, l’attitude dont elle avait compris qu’elle se trouvait au cœur de l’Évangile : la confiance indéfectible envers Dieu. Cette confiance filiale et radicale qu’elle avait mise en œuvre dans la lumière et dans la joie, il lui fallait maintenant la mettre en œuvre jusque dans les larmes et dans le sang. Sa voie spirituelle de confiance et d’abandon filial envers Dieu en recevait le sceau définitif de la vérité, mais à quel prix ! À quel prix ? le prix de l’ultime conformation à Jésus, dont la vie entière est un « oui » au Père, dans la joie de l’exultation, et jusque dans la déréliction de la crucifixion. Et le « oui » de Jésus au Père est toujours un « oui » avec : Jésus est indéfectiblement uni au Père pour conduire à lui toute personne, et d’abord les plus fragiles et les laissés-pour-compte, les enfants, les publicains et les pécheurs, les prostitués, les croyants de la périphérie… Dans sa nuit, Thérèse a discerné que lui était offerte la possibilité de vivre son épreuve en solidarité avec ceux qui « véritablement n’ont pas la foi » et qu’elle appelle « ses frères ». La nuit la plus obscure devient pour elle le creuset de la communion la plus large avec l’humanité, unie à la Pâque de Jésus.

À l’aube du XXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, Thérèse dans la nuit tend la main à ceux qui traverse les tragédies – personnelles et collectives – de notre époque. Cette année, nous célébrons la fête de Thérèse quelques jours avant que ne soit rendu public – mardi prochain – le rapport Sauvé, qui contient les résultats du travail de la Commission indépendante sur les abus sexuels commis sur des mineurs dans l’Église de France depuis 1950. La visée de ce travail est triple : recenser et établir les faits de pédocriminalité qui ont été commis, comprendre comment nous en sommes arrivés là, prendre des mesures pour prévenir la répétition de tels drames. La manière dont ce rapport sera reçu dans l’Église de France – la manière dont nous le recevrons – sera déterminante pour la fécondité du travail accompli. Sachons-le, ce sera une déferlante qui pourra nous donner l’impression qu’il ne reste ensuite plus qu’un champ de ruines. Comment nous tiendrons-nous debout sur ce champ de ruines ? comment tiendrons-nous dans la confiance envers les représentants de l’Église institutionnelle, surtout les ministres ordonnés et les religieux ? notre confiance même en Dieu ne sera-t-elle pas entamée ?

Dans cette nuit, la première attitude à mettre en œuvre, c’est certainement d’accueillir ce qui sera communiqué, sans le mettre en doute, sans le minimiser le moins du monde. Réalisons cela : minimiser, ce serait lancer un crachat à la figure de victimes qui ont déjà tellement souffert du mal subi et du déni des coupables et de leurs responsables. Alors avant tout : accueillir, véritablement, sans réserve.

Ensuite, face à la déferlante qui peut-être pourra nous ébranler nous-mêmes, entendre l’écho – le faible écho, aussi rude que soit la déferlante pour nous – l’écho de la douleur abyssale des victimes, dont la confiance a été trahie, dont l’innocence a été violée, dont les forces de vie ont été durablement brisées. Peut-être entendrons-nous aussi l’écho du cri de Jésus lui-même. Jésus, dans l’Évangile, exulte de joie parce que les mystères du Royaume sont révélés aux tout-petits. Et Jésus agonise jusqu’à la fin du monde parce que ces tout-petits auxquels il est identifié sont maltraités, et sont maltraités par ceux à qui il avait confié la garde de ses mystères. Dans notre cri, écoutons l’écho du cri des victimes, l’écho du cri de Jésus qui est avec eux.

Enfin, prenons le temps de nous taire au milieu de ce tsunami. Prenons le temps du silence et du recueillement, pour nous laisser conduire, progressivement, au lieu du cœur de notre vie et de notre foi, cette foi que nous proclamons si souvent mais dont nous ne réalisons peut-être pas toujours la gravité et la radicalité. Sur ce champ de ruines, il n’y a que la Croix qui demeure dressée, il n’y a que Jésus qui puisse nous sauver. C’est cela que nous célébrons dans le mystère de l’Eucharistie : du lieu de la mort a pu jaillir la vie. Par l’intercession de Thérèse, au plus profond de la nuit, qu’il nous soit donné de nous tenir tous en ce lieu de la Croix, unis indéfectiblement à Jésus qui seul nous sauve.

Frère Anthony-Joseph de S. Th. de Jésus, ocd - (couvent de Paris)
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