Textes liturgiques (année A) : Is 55, 6-9 ; Ps 144 (145) ; Ph 1, 20c-24.27a ; Mt 20, 1-16
« Le Seigneur est juste en toutes ses voies, fidèle en tout ce qu’il fait. » Cette affirmation du psalmiste que nous avons entendue, y croyons-nous vraiment ? Il n’y a qu’une seule alternative possible : ou nous y croyons et nous serons dans la gratitude ; ou nous n’y croyons pas et nous vivrons dans la récrimination. La parabole dite par Jésus fonctionne comme une provocation, une parole dérangeante qui vient interroger nos cœurs et nous demander comment nous regardons Dieu et les autres.
La question essentielle qui se pose est : où portons-nous le regard ? La parabole insiste sur l’œuvre du maître du domaine : cet homme ne cesse de sortir pour appeler et envoyer travailler à sa vigne. Il sort par cinq fois, de la 1re à la 11e heure et ne cesse de donner du travail à ceux qui sont désœuvrés. Voici donc l’ébauche allégorique de l’œuvre de Dieu : le Seigneur, au long de l’histoire de l’humanité, ne cesse de sortir de Lui, heure après heure, pour venir visiter l’humanité désœuvrée et que personne n’a embauchée. Il rejoint chaque personne pour lui proposer de prendre part à une aventure pleine de sens et qui change la vie. N’entendons-nous pas aujourd’hui encore monter cette question de Dieu adressée à notre humanité ? « Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ? » St Jean de la Croix pourrait prolonger ce cri : « Ô âmes créées pour ces grandeurs, âmes appelées à en vivre, que faites-vous ? À quoi vous occupez-vous ? » (Cantique Spirituel B 39, 7) En d’autres termes, quel est le sens de votre vie ? En vue de quoi engagez-vous vos énergies ? Pourquoi gâchez-vous autant de temps devant des écrans sans rien en tirer de profitable ? « Ils lui répondirent : ‘Parce que personne ne nous a embauchés.’ »
Et voici donc la bonne nouvelle, ancienne et toujours nouvelle : Dieu embauche, il a besoin d’ouvriers à sa vigne. Il faut crier à nouveaux frais cette vérité bouleversante. Le Créateur s’intéresse à nous et nous donne de participer à sa grande œuvre de rédemption. Il vient à chaque heure sur les places parler au fond du cœur de chaque personne : « Allez à ma vigne, vous aussi. » Il y a du travail et une place pour tout le monde. Quelle merveille ! Quelle gratitude cela devrait susciter dans notre cœur : recevoir le privilège d’être choisi personnellement pour travailler à la vigne du Seigneur ! Or si nous sommes bien disposés, nous serons encore plus émerveillés quand nous recevrons la récompense, le denier de la vie éternelle. Ce sera le bonheur de recevoir du Maître de la vie le cadeau inestimable d’une vie auprès de sa Présence, dans la communion des saints.
Mais que se passe-t-il si nous sommes mal disposés, à la manière de Caïn, si nous regardons mal Celui qui donne et les autres qui reçoivent ? Au lieu de mesurer le cadeau inestimable qui nous est fait, nous entrons, comme les Hébreux au désert, dans le murmure et la récrimination : Dieu n’est pas juste puisqu’il donne autant à ceux qui ont travaillé peu et à ceux qui ont travaillé beaucoup. Nous mesurons ainsi l’œuvre de Dieu selon l’étroitesse de nos cœurs et de nos calculs humains ; et alors nous remettons en cause la justice du Créateur. Cette disposition est dangereuse car elle peut conduire à une spirale de haine et de destruction : comme Caïn, celui qui met en doute la justice de Dieu pourra finir par prendre son frère en haine et le tuer. Le pharisien, qui ne comprend pas comment Jésus sauve, regarde les publicains de travers et se coupe du salut, s’enfermant dans un orgueil dangereux et dans la haine de son frère.
Il s’agit donc frères et sœurs d’une question grave. Croyons-nous vraiment à la justice de Dieu ? Il n’est pas aisé de répondre car c’est toute notre vie, avec son lot d’épreuves, qui sera une réponse concrète à travers bien des combats spirituels et beaucoup de pourquoi. Le Seigneur nous avertit pourtant dans la 1re lecture : « mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins. » Prenons donc garde à nos pensées et à nos raisonnements car ce sont eux qui ont trompé les ouvriers jaloux. Le texte dit : « Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage. » Pris dans leurs pensées égoïstes, ils avaient oublié le contrat initial d’un denier et perdu de vue le double cadeau qui leur avait été fait : celui de pouvoir travailler à la vigne du Seigneur et celui de recevoir une récompense. Chacun de nous, frères et sœurs, est menacé par cet oubli : si nous ne portons plus le regard intérieur vers Dieu, si nous oublions son don inestimable envers nous, nous ne verrons plus que nos affaires humaines ; nous entrerons dans la convoitise et la jalousie ; et nous finirons par retourner sur Dieu notre sentiment d’injustice. Mais qui est injuste ? N’est-ce pas la créature ingrate qui fait procès à son Créateur, dont elle a pourtant tout reçu ?
Choisissons donc plutôt le chemin décrit par saint Paul dans la 2e lecture : « pour moi, vivre c’est le Christ. » La seule chose importante est d’être avec le Christ, dans la vie ou dans la mort, dans la joie ou dans la tristesse. Tout le reste est second. Que nous soyons pharisien ou publicain, converti ou chrétien de longue date, vertueux ou éprouvé moralement, l’enjeu est d’engager notre foi dans la justice miséricordieuse de Dieu. Les saints du Carmel ne cessent de nous dire combien le Seigneur conduit chaque personne par une voie singulière qui nous échappe. Laissons donc agir Dieu dans l’âme de nos frères et sœurs ; pour nous-mêmes, bénissons Dieu d’être choisis par Lui pour œuvrer à sa vigne. Mesurons combien Dieu est bon et reprenons avec gratitude les paroles du psaume : « Il est grand, le Seigneur, hautement loué ; à sa grandeur, il n’est pas de limite. » Amen