Textes liturgiques (année A) : Is 45, 1.4-6 ; Ps 95 (96) ; 1 Th 1, 1-5b ; Mt 22, 15-21
Dans l’évangile de ce jour, comme dimanche dernier, les opposants de Jésus l’interrogent pour le mettre à l’épreuve, pour tenter de le piéger par une question apparemment anodine, mais qui en réalité est fort complexe. Après la question de savoir s’il fallait oui ou non payer l’impôt à César, celle de ce jour quitte le domaine politique pour revenir au sujet religieux : « Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? » La question n’est pas si simple au regard de la grande complexité de la Torah, mais une fois de plus la réponse de Jésus, Parole éternelle du Père faite homme, apporte la lumière là où l’esprit de l’homme se perdait avec des raisonnements compliqués.
En effet, dans le judaïsme, cette question revêtait une importance particulière, étant donné la multiplicité des préceptes de la Torah, on n’en comptait pas moins de 613, répartis en 365 interdits et en 248 obligations. On comprend dès lors la nécessité de dégager l’essentiel de l’accessoire, et la juste préoccupation des croyants de rechercher le précepte fondamental et central de toute la Loi. La question est plus profonde qu’il n’y paraît, elle vise moins à établir une hiérarchie de préceptes qu’à élucider l’essence même de la révélation. Face à l’ensemble de la Loi, le chercheur de Dieu authentique peut se sentir perdu. En effet, si Dieu fait alliance avec l’homme et lui dévoile sa volonté à travers les multiples préceptes de la Torah, l’attitude juste face à l’ensemble de la révélation est d’en comprendre la structure et le sens pour en saisir la dynamique, et ainsi pouvoir répondre plus justement à l’alliance divine.
Jésus dans sa réponse commence par citer le livre du Deutéronome, 6,4-5, qui ramène l’essence de la loi à l’amour du Dieu unique, ce texte formait le cœur de la prière matinale du juif pieux : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. En cela, ses interlocuteurs ne peuvent que lui donner raison. Mais il y joint aussitôt la citation de cet autre commandement fondamental qui apparaît sur la liste des prescriptions morales et cultuelles du Lévitique, 19,18 : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Face à la multitude des commandements, des obligations et des interdits, la parole de Jésus vient comme un glaive pour trancher et comme une lumière, apporter la clarté. Là où l’esprit de l’homme se perdait en conjectures, la simplicité de la réponse du Verbe éternel du Père nous ramène à l’essentiel : l’origine du monde, de ma vie comme de celle mes frères et sœurs en humanité, de l’univers infiniment grand comme de l’infini petit, tout trouve son origine dans le dessein d’amour du Père. Et c’est de lui qu’il faut partir quand on se pose des questions sur le sens de notre Foi et de notre religion. Notre réponse n’est qu’une réponse à l’initiative divine : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu puisque de Lui, tu as reçu la vie, le mouvement et l’être (Ac 17,28). Tu aimeras, car tu as été aimé. C’est en perdant le sens de notre vie, d’où nous venons et vers où nous allons, que nous perdons le sens de notre Foi. Nous venons de Dieu et nous retournons à Lui, nous venons de l’Amour trinitaire et nous allons vers cet Amour qui est perpétuellement don de soi et accueil de l’autre. Lorsque l’on a bien compris cela, on comprend les conséquences pour notre vie concrète, pour notre vie religieuse et notre vie sociale. Surtout, pour ce qui concerne l’évangile de ce jour, on comprend pourquoi Jésus lie indissociablement l’amour de Dieu de l’amour du prochain. Selon notre foi, la fraternité humaine est fondamentale, car elle découle du dessein de Dieu pour l’humanité. L’Amour trinitaire a créé tous les êtres humains à son image et ressemblance, dotant la personne humaine ainsi d’une valeur intrinsèque et d’une égale dignité, établissant une base solide pour la fraternité entre les personnes humaines, qui sont toutes considérées comme membres d’une même famille, d’un même corps, d’une même destinée. Et chacun de nous est aimé de Dieu, certes personnellement, mais avant tout parce qu’il est un dans l’ensemble de l’humanité voulue par le Seigneur. C’est parce que je participe au dessein du Père sur l’humanité comme être créé et sauvé que je reconnais son amour pour moi. Comme le rappelait le Pape François dans Fratelli Tutti (n°272) : « Nous, croyants, nous pensons que, sans une ouverture au Père de tous, il n’y aura pas de raisons solides et stables à l’appel à la fraternité. Nous sommes convaincus que c’est seulement avec cette conscience d’être des enfants qui ne sont pas orphelins que nous pouvons vivre en paix avec les autres. En effet, la raison, à elle seule, est capable de comprendre l’égalité entre les hommes et d’établir une communauté de vie civique, mais elle ne parvient pas à créer la fraternité. »
Cette fraternité humaine universelle dans la foi chrétienne nous invite dès lors à ouvrir largement nos cœurs et nos esprits pour nous convertir à l’amour authentique selon les dimensions mêmes de l’amour divin. Tous, nous avons bien conscience du commandement central que Jésus nous a laissé : aimer Dieu de tout notre cœur et de toutes nos forces et d’aimer notre prochain comme nous-mêmes. Cet amour du prochain inclut tous les êtres humains sans distinction de race, de nationalité, de classe sociale ou de croyance. On peut même dire que l’authenticité de l’expérience spirituelle se vérifie notamment dans l’élargissement de notre cœur et de notre esprit aux dimensions même du dessein de Dieu. Ainsi, selon ce dessein universel, la fraternité humaine transcende les barrières culturelles, raciales, sociales et religieuses. Elle nous appelle à reconnaître notre commune humanité et destinée, à nous aimer les uns les autres comme des frères et des sœurs, et à œuvrer ensemble pour promouvoir la paix, la justice et la solidarité dans le monde et pour que la création corresponde au dessein de Dieu.
L’amour authentique, l’amour comme don de soi et accueil de l’autre, est le centre de notre vie et de notre religion, car c’est l’Amour trinitaire qui est à l’origine et au terme de notre vie comme de l’univers. Dès lors nous nous reconnaissons comme frères et sœurs au sein de la création selon le dessein bienveillant du Père, voilà bien le premier et l’unique commandement.