Textes liturgiques : Is 26, 7-9.12.16-19 ; Ps 101 (102) ; Mt 11, 28-30
Paul vient de nous l’affirmer : « Dieu a envoyé son Fils afin de racheter ceux qui étaient soumis à la Loi… » Le vocabulaire du « rachat » ne nous est pas familier dans le sens que lui donne l’Apôtre. Le mot signifiait dans la société antique le rachat d’un esclave, qui lui assure sa liberté : « tu n’es plus esclave, mais fils. » Ce mot a reçu une traduction plus théologique avec le terme « rédemption ». L’esclavage dont nous sommes rachetés par le Christ est celui du péché et de la mort. Dans cette même lettre aux Galates, saint Paul emploie aussi volontiers le vocabulaire de la libération : « C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés. Alors tenez bon, ne vous mettez pas de nouveau sous le joug de l’esclavage » (Ga 5, 1). Fêter notre Dame du Carmel c’est, deux jours après la fête nationale, honorer et fêter notre liberté d’enfants de Dieu.
La vocation chrétienne selon saint Jean de la Croix pourrait se définir par cette question : « Veux-tu parvenir à l’heureuse liberté que tous désirent ? » Nous pouvons aisément mémoriser ce qu’il dit : « Un cœur libre, c’est un cœur de fils » [1]. Au sommet du mont de perfection qu’il a dessiné, on lit ces paroles : « Par ici il n’y a pas de chemin parce que pour le juste il n’y a pas de loi, il est pour lui-même sa propre loi ». Il s’agit de monter jusqu’à la cime du mont et y « demeurer dans un total dénuement et une entière liberté d’esprit. » [2]
« Qui habitera ta sainte montagne ? » demande le psalmiste. Quelle est-elle « la sainte montagne » ? Est-ce le mont Sinaï de Moïse ? Le mont Horeb de notre père le prophète saint Elie ? Est-ce le mont Sion qu’on appelle « ma mère » et dont on chante : « en toi, toutes nos sources ! » (Ps 86) ? Est-ce le mont Carmel, le nôtre ?
Pour Marie, et pour nous désormais, il n’est plus d’autre « montagne sainte » que le Golgotha où se dresse la croix. Là debout au pied de la croix, Marie, « unie parfaitement au Christ dans son dépouillement, participe par la foi au mystère bouleversant de ce dépouillement » [3] . Marie est dans l’histoire le premier être humain vraiment libre, elle « qui n’a jamais agi que sous la motion de l’Esprit-Saint » [4] . Participer par la foi au mystère bouleversant du dépouillement du Crucifié, n’est-ce pas notre vocation au Carmel ?
« Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère, la sœur de sa mère, la femme de Cléophas Marie, ainsi que Marie Madeleine. » Ces quatre femmes présentes sur la montagne sainte du crucifié expriment le mystère de la femme selon le projet de Dieu. « Voici ta mère. » La maternité a été introduite dans l’ordre de l’Alliance de Dieu avec nous par le mystère de l’Incarnation. La maternité de toute femme, comprise à la lumière de l’Évangile, n’est pas seulement « de chair et de sang ». Ceux qui naissent des mères terrestres reçoivent du Fils de Dieu le pouvoir de devenir « enfants de Dieu » (Jn 1, 12). Thérèse de Lisieux exprime avec simplicité le mystère de la maternité :
« Aimer c’est tout donner et se donner soi-même. Marie, tu m’apparais au sommet du Calvaire Debout près de la Croix, comme un prêtre à l’autel Tu prodigues pour nous tout le sang de ton cœur ! » [5] La maternité est le sacerdoce des femmes, plus grand que le ministère des prêtres. La deuxième femme, c’est la sœur de sa mère : c’est la dimension fraternelle. Rappelons-nous tout ce que Thérèse d’Avila écrit sur l’amitié qui unit les carmélites, cette fraternité qu’elle fait découvrir à Jean de la Croix au monastère de Valladolid avant qu’il inaugure le premier couvent de frères carmes déchaussés. Elle résume cet art d’aimer par ces mots bien connus du Chemin de perfection : « Aimer c’est la passion d’agir pour qu’une âme aime Dieu et en soit aimée. » [6]
La troisième femme présente sur la montagne du calvaire est « Marie, l’épouse de Cléophas ». Etre épouse. C’est la grâce de la plupart des femmes. Mais c’est aussi un mystère vécu dans la vie consacrée. Élisabeth de la Trinité en médite longuement la beauté : « Il faut vivre sa vie d’épouse ! "Épouse", tout ce que ce nom fait pressentir d’amour donné et reçu, d’intimité, de fidélité, de dévouement absolu !… C’est le Christ se faisant tout nôtre, et nous devenant "toute sienne" !… » [7]
La quatrième femme est Marie-Madeleine, disciple missionnaire de Jésus [8]. Vous savez la place immense qu’elle tient dans la tradition du Carmel. Thérèse d’Avila admire en elle le premier témoin de la miséricorde divine et envie son amour pour le Seigneur, Jean de la Croix contemple chez elle « le pur amour », la spiritualité française du Carmel chante l’« apôtre des apôtres », et que dire de Thérèse de l’Enfant-Jésus, séduite par son « amoureuse audace » et prenant la place de Madeleine au pied de la Croix pour entendre le cri de Jésus « J’ai soif » ! [9] Au matin du troisième jour Jésus l’appelle : « Marie ! » : la révolution de sa vie, la révolution destinée à transformer l’existence de chaque homme et femme, commence par un nom qui retentit dans le jardin du sépulcre vide. Les Evangiles nous décrivent le bonheur de Marie : la résurrection de Jésus n’est pas une joie donnée au compte-goutte, mais une cascade qui renverse toute la vie. Dieu appelle chacun de nous par son propre nom. Chaque homme est une histoire d’amour que Dieu écrit sur cette terre. Chacun de nous est une histoire d’amour de Dieu. [10]
Au pied de la croix, il y avait quatre femmes. C’était un tout petit carmel. Voilà ce que « prendre Marie chez soi » peut signifier dans notre vie. Réaliser près de la croix de Jésus, en l’aimant par-dessus tout, la vocation mariale, la quadruple vocation féminine d’être mère, sœur, épouse, disciple missionnaire, la quadruple vocation masculine d’être père, frère, époux, disciple missionnaire. Avec la même persévérance que le prophète Elie sur la montagne, demandons au Seigneur la grâce d’un cœur marial puisque nous contemplons en Marie ce que nous désirons et espérons être dans l’Église.