Il y a les eaux qui menacent de nous submerger. Il y a également le feu qui peut nous brûler. Enfin, les ténèbres de la nuit risquent de nous écraser. Ces trois symboles de l’épreuve nous sont offerts par la 1re lecture extraite d’Isaïe et le Psaume 138. Ils peuvent résonner de façon particulière en cette fin d’année marquée par la pandémie ; nul n’échappe à cette épreuve collective même si tous ne sont pas touchés de la même manière. La vie de Jean de la Croix a aussi été jalonnée d’épreuves non choisies : lors de sa jeunesse, c’est la misère sociale qui aurait pu l’engloutir, telle une vague implacable ; à 35 ans, il est plongé dans l’obscurité d’un cachot de Tolède et les ténèbres l’enveloppent ; enfin, au terme de sa vie, il est atteint par le feu de la langue, comme dit l’épître de Jacques, puisqu’il est l’objet de graves calomnies de la part de ses propres frères carmes déchaux. Et pourtant Jean n’a pas été écrasé par ces épreuves. Il a traversé les eaux de la pauvreté, il a marché dans la nuit de l’abandon, il n’a pas péri sous le feu de la diffamation. Mais comment a-t-il fait ? Où a-t-il trouvé la force et la résilience pour faire face et aller au-delà ?
Jean de la Croix nous répond lui-même : « La foi et l’amour sont les conducteurs d’aveugle qui te guideront par un chemin que tu ne connais pas, là où Dieu est caché. » (CSB 1,11) La foi et l’amour nous permettent de tout traverser car ils nous ouvrent à l’espérance. C’est la disposition des enfants de Dieu décrite dans la 2e lecture : « Tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont enfants de Dieu. L’Esprit que vous avez reçu (…) fait de vous des fils. » (Rm 8) Les enfants de Dieu habités par l’Esprit Saint s’appuient sur leur confiance filiale et croient que rien ne peut les séparer de l’amour du Christ ; ils peuvent tout traverser. Pour Jean de la Croix, le sommet de la vie spirituelle est l’accomplissement de notre condition de fils adoptifs. Il cite alors la prière de Jésus que nous avons entendue dans l’évangile de Jn 17. Dans le commentaire de la strophe 39 du Cantique Spirituel, il décrit le croyant uni à Dieu et qui devient un véritable fils de Dieu. Jean affirme qu’en cet état, « l’âme est semblable à Dieu et c’est pour qu’elle puisse en arriver là que [Dieu] la créa à son image et à sa ressemblance. » (CSB 39,4) C’est tout le sens de la prière de Jésus, le Fils Unique, que d’autres fils reçoivent la même participation que lui à l’amour du Père. Et le Docteur mystique précise alors que dans cette communion d’amour avec Dieu, ce qui était avant symbole de menace devient symbole de vie. La nuit qui était auparavant qualifiée d’’obscure’ et d’’horrible’ devient alors ‘sereine’ ; elle a aussi été appelée ‘bienheureuse’ dans un autre poème. De même la flamme qui pouvait détruire ne fait plus souffrir ; elle va certes consumer l’âme mais c’est pour la consommer dans l’amour. « Dieu est un feu consumant » (Dt 4,24) qui transforme en lui. Quant aux eaux, Jean de la Croix précise dans la dernière strophe qu’elles signifient les « délices spirituels » dont l’âme jouit en elle-même. Voilà comment l’eau, la nuit et le feu sont maintenant regardés autrement. Eux-mêmes n’ont pas changé, de même que la réalité d’une épreuve traversée reste identique dans le temps. Ce qui a changé, c’est le regard que le croyant pose sur l’épreuve, à la mesure de sa transformation intérieure. Ayant acquis par la foi et l’amour un regard filial, il est devenu capable de reconnaître dans une épreuve un lieu de croissance et de vie. Il possède en lui les ressources intérieures pour interpréter autrement ce qui auparavant faisait l’objet de plaintes et de paroles de colère ou de découragement. Désormais, tout devient grâce pour lui car, dans le souffle de l’Esprit, il a appris l’art de tout transformer en amour, même son péché. Plus rien n’est obstacle dans sa vie pour aimer Dieu et le prochain. Alors sa vie devient action de grâce et il peut redire en se les appropriant les deux dernières strophes du Cantique Spirituel :
« _ L’aspiration de l’air,
Le chant de la douce philomène,
Le bocage et son charme,
Dans la nuit sereine,
Avec la flamme qui consume et ne donne point de peine.
Car nul ne regardait,
Aminadab non plus ne paraissait,
Et le siège s’apaisait,
Et la cavalerie,
à la vue des eaux descendait.
« Que le très doux Jésus, Époux des âmes fidèles, daigne conduire à [ce mariage spirituel] tous ceux qui invoquent son nom. Amen » »